Expérimenter

« C’est à chacun de gravir sa propre montagne »

Le Dr Ansgar Rougemont-Bücking est un fervent défenseur de la psychiatrie intégrative. Chercheur à l’Université de Fribourg, passionné de musique, de montagne et de parapente, il est aussi un pionnier en Suisse romande des thérapies psychédéliques. À côté des médicaments et de la psychothérapie par la parole, il accompagne ses patients dans des états modifiés de conscience. Des voyages immobiles pour ouvrir les « portes de la perception» et se relier à plus grand que soi.

Une grande maison sur les hauteurs de Vevey. Une pièce largement ouverte sur un jardin arboré. Sur les murs, de grandes photos font voyager sur les sommets. «Là, j’accompagne un groupe au Feechopf, à presque 4000 au-dessus de Saas-Fee, entre l’Allalinhorn et l’Alphubel. Cette cordée, c’est une belle métaphore de la thérapie. C’est à chacun de gravir sa propre montagne, tout en étant accompagné et encouragé par quelqu’un qui connaît l’environnement.» En tant que psychiatre et psychothérapeute FMH, Ansgar Rougemont-Bücking rêverait de pouvoir emmener ses patients bivouaquer là-haut. Mais à l’heure actuelle, les assurances maladies ne prendraient pas en charge une telle thérapie ni les risques d’accident qui lui sont liés. Pourtant, insiste le psychiatre, « le contact avec la nature est un formidable outil thérapeutique. Se connecter à plus vaste que soi relativise l’expérience humaine».

Accompagner, c’est presque un leitmotiv dans la vie d’Ansgar Rougemont-Bücking. Des patients sur le chemin de la guérison, mais aussi ces partenaires de cordée en photo sur les murs. Chef de course Hiver II au Club alpin suisse et spécialiste du bivouac, il guide aussi régulièrement des amis pour des nuits en montagne. « Je préfère dormir à la belle étoile. C’est une expérience profonde et archétypale: on doit s’exposer au froid et à la nuit, on est totalement insignifiant quand on regarde l’univers, immense et froid vis-à-vis de nous. C’est très puissant, parfois déstabilisant. Si on parvient à laisser de côté toute la charge cognitive de la plaine (vie quotidienne, travail), et qu’on s’ouvre à la beauté des sommets, à leurs contrastes de lumières, au chaud, au froid, au vent, à mon avis on peut vivre une expérience holistique, écologique, qui je pense est une ressource majeure pour garder un esprit sain. En tant que société, on a l’impression d’être séparé du reste du monde et cela est à la racine de notre souffrance.»  

Les Dolomites, le rock et les compositeurs allemands

Cet amour pour la montagne date de l’enfance, passée dans un petit village de la région de Bonn, au milieu de six frères et sœurs.
«C’était un environnement assez bruyant: on pratiquait tous un ou deux instruments de musique!» Une éducation bourgeoise, avec ses traditionnels concerts de Noël où la famille joue de grands compositeurs allemands. « Nos parents nous stimulaient beaucoup de ce côté-là. Il y avait une charge éducative assez forte.» Chaque été, la tribu se rend dans les Dolomites où naît cette passion pour les sommets qui le conduit en Suisse en 1999. C’est là qu’il a fondé une famille. «Le mardi (jour de notre rencontre), je le réserve pour mes deux filles. Elles viennent manger chez moi à midi », sourit le psychiatre en désignant la photo de ses deux ados. Dans un renfoncement du salon, on aperçoit un piano. «Ma fille en a joué pendant de nombreuses années. Sa grande sœur chante. Mais je les laisse libres et n’attends aucune performance d’elles. » Quant à lui, la basse électrique a remplacé le violoncelle de son enfance et a ouvert, avec le rock, la voie de son émancipation.

Ancien médecin associé au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), aujourd’hui chef de clinique scientifique au Réseau fribourgeois de santé mentale, le Dr Rougemont-Bücking est spécialiste de la psycho-traumatologie, des addictions et du burn-out. Il accompagne des patients et patientes depuis plus de vingt ans. Au Centre de thérapies intégratives Inis, à Vevey, il propose des consultations classiques de psychiatrie et de psychothérapie, avec la parole et, si nécessaire, des antidépresseurs. «Certains en ont besoin pour continuer à aller travailler, alors que d’autres préfèrent entreprendre un travail de psychothérapie.» Il utilise aussi l’EMDR (Eye Movement Desensibilization and Reprocessing) pour accéder et traiter des empreintes traumatiques.

Sur l’autre versant, moins conventionnel, de sa pratique, il propose à certains de ses patients des thérapies psychédéliques. Le LSD, la MDMA (plus connue sous le nom d’ecstasy), la psilocybine ou encore la kétamine permettent de faire ressortir un vécu traumatique, qui souvent n’est pas accessible par la parole. Une approche notamment recommandée en cas de dépressions profondes ou de troubles anxieux. « L’expérience psychédélique remet le sujet au contact avec le contexte du moment, ce qui peut être très libérateur. Elle ouvre la conscience à une autre manière d’appréhender l’existence.»

Un « ascenseur chimique »

Une ouverture de conscience « agréable ou très douloureuse – par exemple si l’expérience fait émerger un trauma que la personne avait enfoui». D’où l’importance de l’accompagnement car il ne s’agit évidemment pas d’une démarche récréative. C’est l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), sur dossier des patients, qui autorise certains psychiatres (ils ne sont que quelques-uns en Suisse romande) à administrer ces substances classées, donc interdites par la loi fédérale dans d’autres contextes. Grâce au Soleurois Peter Gasser, un médecin pionnier des thérapies psychédéliques, la pratique a quelques années d’avance outre-Sarine. Les choses bougent côté romand, en témoigne le programme officiel de thérapies psychédéliques au sein du Service addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

Ansgar Rougemont-Bücking, lui, utilise ces substances depuis quatre ans car elles permettent de « court-circuiter l’intellect, qui souvent fait partie du problème, voire l’amplifie car il fait tourner en rond. Les psychédéliques permettent de sortir de cette ornière-là». Il a lui-même exploré les états modifiés de conscience: après un divorce très difficile, une profonde remise en question fait naître chez lui le besoin de mieux se connaître. Il souligne qu’il existe plusieurs manières non pharmacologiques d’ouvrir la conscience, tels l’EMDR, la respiration holotropique ou la méditation, accessibles à tous les thérapeutes. Alors pourquoi privilégier les psychédéliques?

« Au lieu de prendre l’escalier, on prend l’ascenseur chimique », image-t-il. C’est beaucoup plus rapide, avec le risque d’être dépassé par le matériau psychique qui émerge. « Ce n’est pas un remède miracle», confirme le psychiatre: une séance dure quelques heures, mais son intégration peut prendre des mois, voire des années, pendant lesquels le patient doit être accompagné.

Recherche, burn-out et parapente

En matière de recherche, la phénoménologie est une approche prisée par Ansgar Rougemont-Bücking car elle permet d’envisager plusieurs points de vue. Elle élargit notre vision cartésienne à la lumière de l’expérience vécue, «qui a une évidence aussi importante que les statistiques». Assistant de recherche et d’enseignement à l’Université de Fribourg, ses travaux portent sur le burn-out, «dont tous mes collègues constatent qu’il y a une véritable épidémie aujourd’hui». Une des conclusions du chercheur est que la plupart du temps, c’est une profonde blessure de l’enfance et un attachement «maladaptif» aux figures parentales qui se réactivent et se réactualisent dans les rapports au travail. « Il y a vingt ans, j’essayais de réparer l’anxiété ou la mauvaise image de soi de mes patients par les thérapies cognitives. Mes recherches autour de la psychotraumatologie et du burn-out, mais aussi mon expérience personnelle, m’ont montré que ce sont avant tout les blessures de l’attachement qui créent des nœuds dans le présent.»

Il déplore que la psychiatrie fasse du burn-out une pathologie individuelle au lieu de questionner les dysfonctionnements sociaux. Il parle d’un «syndrome de Stockholm collectif» qui nous fait nous identifier avec la maltraitance (ici dans le monde professionnel) au point de la justifier intellectuellement. Cette adaptation à un système maltraitant, c’est le propos qu’il développe dans un ouvrage publié ce printemps 2022, Das Zeitalter der Vampire (« L’Ère des vampires»), sous-titré « Comment la dissociation traumatique structurelle conduit notre société à une division de plus en plus profonde». Sur la couverture, un Petit Prince aux dents de vampire qui tient une Terre entre ses mains et la saigne…

Pour prendre de la hauteur avec ses sujets d’intérêt, Ansgar Rougemont-Bücking se dirige encore vers les montagnes, mais désormais il les survole à parapente. «C’est une autre grande passion. Je fais moins d’alpinisme. Avec le changement climatique, la haute montagne est devenue de plus en plus dangereuse: chutes de pierres, recul des glaciers…» Dans les airs, le mental et le corps du pilote sont forcés à se concentrer sur le défi de l’instant. « C’est une manière d’être dans le flow. J’aime être amené à cette expérience holistique où corps et esprit sont tous les deux engagés pour agir et réagir en contact direct avec les éléments.»