Bricoler

C’est du bricolage!

Du bricolage… c’est la première fois qu’on me dit ça. Je me redresse, éteins le beamer et me lève pour entrouvrir une fenêtre.
Il fait chaud…

Bon, c’est aussi la première fois que je parle de « bibliothérapie» à un public profane. Même si, parmi la vingtaine de personnes venues m’écouter ce soir, plusieurs sont des spécialistes du mot, du langage, de la narration. Je leur ai aussi parlé d’hypnose, d’accès à l’inconscient, de ces imaginaires figés auxquels nous, médecins, psychologues, thérapeutes de tous bords, nous heurtons chaque jour. Moi, en tout cas. Avec le nombre de patients atteints de douleurs chroniques que je vois, la question du gel de l’imaginaire me taraude. Comment dégeler, redonner du mouvement, faire en sorte que le flux de la vie passe à nouveau.

Frozen, je ne sais pas pourquoi, mais c’est mon mot, celui qui s’allume dans mon esprit quand ça ne marche pas ou que les progrès tardent à venir. Je cherche depuis longtemps comment ça pourrait se dégeler plus facilement, se remettre en mouvement, couler à nouveau. Avec l’acupuncture et l’énergie qu’on stimule, qu’on encourage à mieux circuler dans ces méridiens invisibles, ça marche, parfois. Parfois… mais pas toujours. C’est pour ça que je me suis mis à l’hypnose, l’hypnose médicale!

Je leur ai raconté mon parcours tout à l’heure, brièvement, mais ils savent pour les années de médecine hospitalière, le cabinet de médecine interne, l’acupuncture, le Qigong, l’hypnose, la Chine et, maintenant, la bibliothérapie mélangée à tout ça. Évidemment, ça doit ressembler à du bricolage. Il n’est vraiment pas si mal ce mot, quand on y pense. Même s’il y avait une note d’irritation dans le ton du monsieur qui a lancé la remarque. Ils se sont tous retournés et certains semblent encore gênés. Ils doivent se demander ce que je vais rétorquer. En fait, c’est bon, cette idée de bricoler, ça fonctionne… La dernière fois que j’ai présenté ce PowerPoint, j’étais en face de collègues, des soignants. Ils ont apprécié, surtout les citations de Marc-Alain Ouaknin. La semaine dernière, pour me préparer, j’ai relu son ouvrage Bibliothérapie. Lire, c’est guérir et j’ai rajouté deux slides pour cette soirée, histoire d’expliquer encore mieux comment Ouaknin articule les notions de «récit», de «temporalité» et de «remise en mouvement de l’identité». Pour des hypnothérapeutes, bien sûr, c’est essentiel et personne n’allait dire que c’était du bricolage. Comprendre que d’autres parlent de la nécessité de rompre avec le langage du quotidien, de désentraver le «dire» d’un «dit» préexistant, comme le présente Ouaknin, ça allège, ça donne des ailes, l’impression qu’on est moins seul à lutter contre ces mots gelés, ces diagnostics qui précèdent nos patients partout et qui les précèdent surtout eux-mêmes quand ils s’essaient enfin à «dire».

«Quand on bricole, on improvise, on ferme le manuel, le mode d’emploi, on colle à l’expérience!»

Alors, cette idée de bricolage, au fond, c’est génial… quand on bricole, on improvise, on ferme le manuel, le mode d’emploi, on colle à l’expérience! Je le ressortirai pour l’atelier de l’automne prochain, aucun doute!

«Les patients atteints de maladies chroniques sont fatigués de jouer le patient orthodoxe chez le médecin orthodoxe.»

Les câbles de mon ordinateur et du beamer à la main, je reprends la parole et donne raison à ce monsieur qui trouve que je bricole.

«Mais… m’interrompt une dame que je suis depuis quelques mois et que je ne m’attendais pas à retrouver ici, moi je viens chez vous depuis l’année dernière et ça marche, ça n’a rien d’un bricolage.» Son voisin, un chercheur dans le domaine de la médecine narrative qu’on m’a présenté, me demande si ma formation de médecin me sert encore à quelque chose dans l’exercice des activités que je développe depuis bientôt vingt ans. La réponse toute faite, je l’ai. Les patients atteints de maladies chroniques sont fatigués de jouer le patient orthodoxe chez le médecin orthodoxe, pour endosser ensuite la tenue du dissident chez l’homéopathe, le maître de reiki ou l’acupuncteur. Les susceptibilités des uns et des autres sont compliquées à gérer, ils en font presque tous l’expérience. Alors que chez moi, disent-ils, c’est tellement plus simple, ils n’ont même pas à y penser. Et c’est ce que je raconte, au lieu de dire qu’une formation de plusieurs années en milieu hospitalier, malgré toute la technologie à disposition et l’expérience des cadres, ça vous rompt à l’inattendu, à l’imprévisible. Difficile d’imaginer mieux pour bousculer des certitudes. Tant de nuits dans ces services à constater que ça ne se passe pas comme vos collègues vous l’avaient annoncé. Beaucoup de surprises, parfois de bonnes, parfois de moins bonnes. On sait qu’on n’est à l’abri de rien. C’est peut-être pour cette raison que, même quand on vous dit que l’unité est calme, que les patients sont tous stables et que la garde se dessine sans problème, on dort mal. Mais ça, je ne le dirai pas, je ne connais presque personne dans cette assemblée d’amateurs du mot et de la langue. Il y a peut-être quelqu’un en face de moi qui attend une intervention ou dont un proche est hospitalisé. L’imprévu, ça séduit les explorateurs, ceux qui fouillent l’inconscient à la recherche de territoires inexploités, mais l’inattendu peut avoir d’autres tonalités.

La question suivante me fait sourire. La dame, que j’ai vue plusieurs fois au cabinet et qui se défend d’être l’objet de mes bricolages, veut savoir si ça me gênerait qu’elle me considère comme son gourou. Elle ne me prend pas au dépourvu, on en a parlé en consultation deux semaines plus tôt. Et ma réponse l’a laissée sur sa faim, je m’en étais aperçu. Alors, il ne faut pas que je lui répète ce que je lui ai dit, que ce qui opère le changement en elle résulte de la synthèse d’une activité dont la plupart des paramètres seront toujours pour moi des inconnues. Je dois trouver autre chose. Je pourrais reprendre Ouaknin, qui prévient ses lecteurs d’un risque, celui d’un rapport au livre dangereux: la «textolâtrie». Mais je décide de revenir à une citation de Proust, celle qui se trouve sur la diapositive numéro 70 de ma présentation. J’ouvre mon classeur et je lis à haute voix : « Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.» Elle n’a pas l’air convaincue. Je vais en prendre une autre, celle qui précédait, elle lui parlera peut-être davantage.

J’essaie, allons-y…