Réfléchir

De quel jeu la médecine est captive

Nous sommes en été de l’an 2023, j’écris ce texte à paraître dans la revue que vous feuilletez à l’instant, je lis de-ci de-là les journaux et quelques livres ou l’Encyclopædia universalis, et j’écoute aussi quelques chansons – par exemple Comme un Lego, de Bashung, qui psalmodie ces mots sublimes du parolier Gérard Manset : « C’est un grand terrain de nulle part / Avec de belles poignées d’argent / La lunette d’un microscope / Et tous ces petits êtres qui courent […] / À voir le monde de si haut / Comme un insecte sur le dos / On voit de toutes petites choses qui luisent / Ce sont des gens dans des chemises / Comme durant ces siècles de la longue nuit/ Dans le silence ou dans le bruit»… Ces phrases dessinent notre condition collective infléchissant la médecine et le reste avec elle.

Nous sommes dérisoires à la surface d’un monde largement frappé d’absurdité. C’est l’état présent d’une longue histoire, celle de notre espèce, dont les individus naissent inachevés. Aucun autre mammifère n’a besoin d’une enfance aussi longue. Même adultes, nous restons petits, fragiles et nus – en restant privés de ce socle d’impulsions naturelles qui munit les abeilles d’une intelligence collective leur valant de gérer toutes les circonstances climatiques et météorologiques, ou qui dicte aux oiseaux migrateurs la carte vitale de leurs déplacements nourriciers.

Et comme si vous les lisiez en marge, ces quelques lignes en provenance de l’Encyclopædia: «Contre les affections dont les causes matérielles étaient indiscernables, toutes les médecines dites archaïques ont fait appel à la magie, à la prière et à la divination. La maladie était considérée comme une sanction surnaturelle infligée à l’individu par une puissance démoniaque ou divine étrangère à lui.»

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Or, nous sommes assez intelligents pour nous être engagés très tôt dans l’effort enivrant qui vise à compenser le déficit de nos instincts par les miracles de la trouvaille technique incessante, aux fins d’en tirer notre réconfort et nous avancer plus confiants dans la grande cathédrale des forêts originelles et de la planète.

La monumentalité de l’Histoire plurimillénaire ayant accueilli nos ancêtres, par exemple, aurait pu nous imprégner de prudence et de modestie, mais nous avons choisi l’inverse, en façonnant le système de l’audace prédatrice.

Et l’étroitesse de notre trajectoire individuelle aurait pu nous donner la conscience des cycles en vigueur au sein du Vivant, par exemple aussi, mais nous avons choisi d’étirer notre âge jusqu’à devenir nonagénaires ou davantage – et nous cultivons la linéarité de nos actions pour les rendre plus compatibles avec notre obsession des planifications.

Et comme si vous les aperceviez en marge à la suite des passages précédents, ceci de l’Encyclopædia: «Si la médecine compte plusieurs millénaires d’existence, elle n’a atteint son âge adulte que depuis moins de deux cents ans. […] Elle est à la fois un art et une science. Un art, elle pouvait l’être dès l’origine des civilisations […]; mais pour devenir une science, il lui fallait pouvoir s’appuyer sur d’autres savoirs et techniques.»

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Puis nous nous sommes demandé: lequel de nos gestes nous vaudrait-il des jouissances narcissiques maximales ? Et nous l’avons trouvé. C’est le geste de la destruction. De celle commise dans les océans, dans les forêts, dans les airs et jusqu’au sein des relations développées depuis le fond des âges entre les animaux eux-mêmes et ces derniers avec leur habitat. Ah, faire place nette! Se débarrasser des instances adverses et des altérités concurrentes, pour s’affirmer comme la seule instance pouvant définir l’avenir en y façonnant son œuvre!

C’est ainsi que les principes du dynamisme, de la destruction et la notion de leur légitimité se sont conjoints dans notre esprit avant d’y fusionner. L’activité patiente des paysans nous a semblé perdre son sens dans la mesure où sa soumission aux rythmes saisonniers la rendait réfractaire aux rationalisations jugées efficaces, nous l’avons détruite pour lui préférer le style industriel.

«Nous sommes dérisoires à la surface d’un monde largement frappé d’absurdité.»

La culture de la famille qui liait les générations successives entre elles nous a semblé perdre son sens au temps des foules urbaines, nous l’avons détruite pour lui préférer les lois de l’individualisme égocentrique et des grégarisations consommatrices. Et l’expérience distanciée des outre-jeunes susceptibles d’enrichir les sédiments de la sagesse critique collective, nous l’avons détruite pour décréter la primauté du moment présent sur le temps long. Ou disons de l’événement sur le processus.

Et dans la marge à nouveau, ceci de l’Encyclopædia: «Il n’est donc pas surprenant que l’art de soigner soit aussi ancien que l’humanité, alors que la médecine digne de ce nom ne date que du début du XIXe siècle. Depuis lors, son développement et ses progrès se sont réalisés à une vitesse étonnante qui paraît en constante accélération.»

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Pour savoir si nous avons raison d’avoir agi de cette manière, il nous faudrait démanteler le monde que nous avons édifié sur les vestiges du monde antérieur que nous avons dévasté. Nous désavouer en pensée comme en pratique.

Or nous ne le pouvons pas. Ce serait accepter l’idée de notre faillibilité. Mais nous sommes incapables de nous placer à l’extérieur de nous-mêmes, même en esprit – et d’en être incapables nous interdit d’évaluer l’à-propos de nos actes. Ainsi nous déportons-nous, de toute notre énergie, dans un système dont les normes ne sont mises en concurrence par aucune autre que les siennes.

C’est pourquoi nous sommes toujours plus imprégnés par les principes de la réussite financière, du dynamisme sans enjeu sensible ou social, et de l’efficience productive au-delà de nos besoins objectifs. Au point qu’ils sont devenus aussi puissants, dans les profondeurs de notre psyché, que les instincts déterminant les abeilles et les oiseaux.

Ainsi vont les nés prématurés que nous sommes, prisonniers parfaits d’eux-mêmes. Impuissants à diriger leur action réflexive ou comportementale autrement qu’en fonction du système accouché par leurs prédécesseurs ou leurs contemporains.

L’Encyclopædia: «Contestant l’idée que la médecine soit devenue une profession sous les seuls effets du progrès scientifique et de la division accrue du travail, Eliot Freidson montre la nature politique du processus ayant conduit l’État à accorder aux médecins le monopole de son exercice et du contrôle de leurs pratiques. […] C’est ce contrôle par les pairs qui […] est une source de problèmes, car […] rien ne vient corriger la tendance des élites médicales à sortir du cadre de leurs compétences techniques et à faire jouer leur autorité scientifique pour peser sur les orientations des politiques de santé.»

Comme un Lego: «À voir le monde de si haut / Comme un damier, comme un Lego / Comme un imputrescible radeau / Comme un insecte mais sur le dos / Comme un insecte mais sur le dos / Comme un insecte mais sur le dos.»

Tout se tient.

Comme le dit Bruno Latour, la modernité détachée du Vivant par la philosophie du 13e siècle se révèle en impasse suicidaire. Comme le confirme Philippe Descola, la désorganisation climatique et la destruction accélérée des milieux de vie font quitter à beaucoup l’archipel des certitudes proclamées sous le signe de ces Lumières aveuglantes. Et comme le prédit Claude Lévi-Strauss, l’humain qui différencia l’humanité de l’animalité lançait un cycle impliquant que la même frontière écarterait plus tard des hommes d’autres hommes qui revendiqueraient alors, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme corrompu. À quoi j’ajoute: et d’une médecine malade d’elle-même.

Penser, attaquer, subvertir, déboulonner la statue collective du Moi, retrouver notre dimension dans cet environnement que nous nommons tel dans la mesure coupable où nous nous en supposons les gérants, et chérir la justesse aux côtés bienveillants de nos congénères. C’est le programme. •