Editorial

Éditorial #1

En 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a défini que « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». « La santé » serait donc un « état », c’est-à-dire une façon d’être permanente, qui serait davantage que l’« absence de maladie ».

Forte de son dispositif scientifique rationnel, la médecine moderne était convaincue de pouvoir éradiquer la majeure partie des maladies et s’est alors lancée dans la traque à ces dernières, en en débusquant toujours davantage et de nouvelles grâce à ses moyens d’investigation, en les créant parfois même de toutes pièces (disease mongering), en analysant leurs mécanismes afin d’en prendre le contrôle par des traitements spécifiques capables de rétablir un fonctionnement considéré comme normal et resserrant toujours davantage la définition de la norme idéale à atteindre.

Convaincues par cette démarche, les sociétés industrialisées ont investi massivement dans cette chasse aux maladies, investissant dans leurs traitements plus de 80 % de leurs moyens consacrés à l’obtention de «la santé». De nombreux modèles médicaux alternatifs ou complémentaires – chacun avec sa propre rationalité, sa logique et ses concepts – se sont lancés dans cette même course effrénée qui caractérise la médecine moderne. Une quête dont l’ambition (utilitariste) visait à libérer le plus grand nombre possible de malades de leurs maladies afin de leur permettre d’accéder à la première condition de «la santé» qu’est «l’absence de maladie» et qui contribue finalement à l’augmentation du nombre de maladies. Plus la médecine « découvre» de maladies, plus leur nombre augmente et moins les individus ont de chances d’accéder à «la santé»! Un constat que vient renforcer le fait que le nombre de maladies chroniques combinées ne cesse d’augmenter et que celles-ci deviennent la première cause de mortalité dans nos sociétés. Un constat qui ne laisse en rien augurer d’un avenir débarrassé de la maladie!

En 1946, l’OMS n’avait certainement pas pu anticiper le fait que cette course éperdue dans laquelle s’est lancée la médecine moderne conduirait finalement à réserver «la santé» à quelques élus devenus de plus en plus rares. Il faut bien se rendre à l’évidence que les êtres vivants, puisque c’est bien d’eux dont il s’agit en matière de santé et de soins, ne « fonctionnent» pas à coups de concepts, de logique rationnelle et de remise en ordre!

Lorsqu’une personne malade s’adresse à la médecine, c’est essentiellement parce qu’elle souffre de la maladie, c’est-à-dire l’éprouve, et qu’elle attend d’être soulagée de sa souffrance quelle que soit la maladie dont elle est porteuse et parfois même sans en être porteuse. Car il importe ici de rappeler qu’une personne peut être porteuse d’une maladie sans en souffrir, alors que d’autres peuvent souffrir sans être porteuses d’une quelconque maladie objectivable. Par ailleurs, la souffrance qu’éprouve une personne peut être porteuse de sens, d’orientation pour un ajustement existentiel, voire de révélation.
La médecine actuelle oublie de plus en plus cette prémisse, au point de perdre de vue le sens et la finalité de sa mission collective. Elle ne s’intéresse plus qu’à l’objet de la maladie et aux effets de ses traitements sur celui-ci, ne prenant plus la peine de vérifier si cela soulage effectivement le patient singulier qui l’éprouve. C’est en l’occurrence un aspect du témoignage qu’a livré la thérapeute Charline Schmerber à propos de l’éco-anxiété dans l’entretien qu’elle a eu avec Samuel Socquet.

Nous sommes bien loin de l’idée d’une « santé pour tous en l’an 2000» et de l’éradication des grandes maladies dont peut être atteinte l’humanité que prônait l’OMS durant la fin du XXe siècle. La médecine poursuit sur sa lancée, persuadée de l’efficacité de sa démarche et de sa maîtrise des maladies, tout en absorbant la plus grande part (80 %) des moyens alloués à « la santé». Nous savons cependant qu’elle ne contribue qu’à raison de 20 % à la santé des populations, les 80 % de l’effet favorable sur la santé des populations étant le fait de facteurs environnementaux, alimentaires, génétiques et socioculturels. Le médiocre résultat du rapport coût (80%)/efficacité (20%) de la médecine en matière de «santé» devrait alarmer même jusqu’aux défenseurs d’une vision utilitariste de la médecine alors que rien ne bouge! Un immobilisme malheureusement trop souvent lié à des enjeux socio-économiques à court terme.

Engoncé dans un dogmatisme rationaliste et utilitariste, le système de santé que nous connaissons aujourd’hui a largement atteint son seuil de contre-productivité et s’est enlisé dans les apories qu’il a lui-même créées. En s’engageant dans cette course éperdue à l’éradication pour parvenir à «la santé», la médecine a finalement oublié qu’elle est également censée accompagner et soulager les personnes qui souffrent, à savoir les patients. Au final, non seulement elle rend l’idéal de «la santé» de plus en plus inaccessible, mais elle a en plus perdu en chemin le sens de sa mission, qui consiste à accompagner et soulager les personnes souffrantes. La médecine a en quelque sorte perdu la boussole du soin et c’est bien ce qui semble conduire de nombreux soignants à douter de leur vocation et parfois même à y renoncer. C’est entre autres ce que nous révèlent les soignantes qui se sont confiées à Élodie Richardet dans son article qui cherche à rendre visibles et à légitimer les compétences du care.

Comme beaucoup d’autres aspects de notre société, la médecine et avec elle «la santé» ont perdu la boussole! C’est au cœur de cette crise des sens et des valeurs qu’émerge cette nouvelle Revue de santé intégrative. Non pas en prétendant y apporter des explications, des réponses ou édicter une quelconque norme de conduite, mais uniquement pour explorer différentes voies possibles, par et pour les êtres vivants. Cette revue préfère pour cela s’éloigner des concepts, désignés par des substantifs, que sont la santé, la maladie, le soin, la souffrance, la guérison, la vie, et mise plutôt sur les actions d’êtres vivants considérés dans leur ensemble et qui sont en santé, malades, souffrent, (se) soignent, guérissent et vivent. Ainsi préférons-nous considérer qu’être en santé n’est pas un « état» mais une activité

«Engoncé dans un dogmatisme rationaliste et utilitariste, le système de santé que nous connaissons aujourd’hui a largement atteint son seuil de contre- productivité»

d’adaptation de l’être vivant à son milieu interne, son environnement et aux aléas qui y surviennent et qu’il souffre lorsqu’il ne parvient pas à s’y adapter. Vivre et être en santé ne peuvent être qu’une aptitude inhérente à l’être vivant à intégrer ce qui advient et à bricoler intuitivement avec ce dont il dispose dans l’instant afin de composer au mieux avec. C’est bien ce dont témoignent Mechthild Pellmann, Marc Schlaeppi, Monika Layer ou Johannes Fiedler, que Geneviève Ruiz a rencontrés au Centre pour la santé intégrative de l’Hôpital cantonal de Saint-Gall. C’est aussi, d’une certaine manière, le message que nous adresse Ansgar Rougemont-Bücking en disant à Samuel Socquet, qui l’interroge, que « c’est à chacun de gravir sa propre montagne»!

Ces différentes activités de l’être vivant ne peuvent être agies, éprouvées et perçues que par l’être vivant concerné. Il est seul à pouvoir en tirer expérience et nul autre (soit-il expert scientifique, philosophe, psychologue, thérapeute ou maître spirituel) que lui ne peut prétendre y avoir accès ou en détenir le «mode d’emploi». S’il n’est pas possible de décrire, comprendre, maîtriser ou même éprouver ce qu’éprouve autrui, nous pouvons cependant nous en approcher, le supposer d’une certaine manière, par la narration (populaire, littéraire, conceptuelle, scientifique) et l’expression artistique. C’est ainsi que la Revue de santé intégrative propose d’explorer, au travers de différentes formes de narration, la façon dont bricolent les êtres humains, chacun à sa manière, pour être en santé et faire avec les aléas et les différents milieux dans lesquels ils vivent. Elle propose différentes formes de narration qu’elle pose à un même niveau de crédibilité et de légitimité dans la mesure où elles n’engagent que ceux qui s’expriment sur leur propre expérience sans pour autant prétendre détenir une vérité universelle.

Par sa charte éditoriale, cette revue, qui n’est ni réellement scientifique, ni journalistique, propose une perspective inédite qui surprendra certainement. La Revue de santé intégrative ne sélectionne pas ses articles sur les critères exigés dans le monde des savoirs rationnels, mais sur son contenu narratif exploratoire et expérientiel. Elle propose de considérer l’être vivant dans son ensemble et comme seul acteur expert de sa propre expérience. Elle adopte en cela une posture à la fois ontologique et holistique qui intègre de façon équivalente la narration profane, artistique, philosophique, spirituelle et scientifique. Pour le lecteur qui s’attend à nourrir son intellect et son raisonnement, une telle démarche pourra paraître étrange, voire absurde ou contraire à ses convictions rationnelles ou scientifiques. Nous espérons cependant pouvoir compter sur son aptitude à se laisser émerveiller et émouvoir en suivant son désir d’être en santé, de soigner, de guérir en explorant des pistes au-delà des seuls critères de rationalité utilitariste.

Ce premier numéro, comme les suivants, est conçu autour d’un noyau de témoignages, de réflexions de bricolage ou de quête non pas de «vérité», mais de l’art de composer avec les aléas du cours de l’existence et de s’en accommoder. Jean-François Muller, Élodie Richardet, Malka Gouzer, Antoine Delaly et Christophe Gallaz incarnent ce bricolage et lui donnent corps. Ces bricoleurs et bricoleuses ne vous donneront pas d’explications ni de réponses universelles, pas plus qu’ils ne vous dicteront de solutions ou de recettes toutes faites, mais témoignent tout simplement de leur façon singulière de faire avec certains aléas qu’ils rencontrent.

Le témoignage que nous apporte Jean-François Muller dans son récit sur son « aller-retour au cœur de l’espoir » s’inscrit avec sensibilité et grande justesse dans l’esprit que souhaite développer la Revue de santé intégrative. Les différents articles proposés relatent des expériences singulières et personnelles de cheminement pour se soigner, soigner et être en santé, en privilégiant le témoignage personnel et singulier plutôt que des connaissances expertes sur le sujet. Le «Voyage auto-ethnographique au cœur des compétences “complémentaires” de la santé intégrative», auquel nous invite Élodie Richardet, illustre à merveille cette expérience d’un tricotage qui peut se faire entre l’univers d’une patiente et les thérapeutes avec lesquels elle chemine sur son itinéraire de soins. Lorsque Malka Gouzer nous relate avec un certain humour son échange avec un chauffeur de taxi qui prend mieux en compte ses perceptions que ne le ferait un médecin prescripteur, elle nous rappelle à quel point le monde des perceptions éprouvées est à la fois singulier et important.

Mais la Revue de santé intégrative n’oublie pas pour autant que les savoirs et les pratiques font partie des éléments avec lesquels bricolent les humains afin de trouver leur manière d’être en santé et de se soigner ou d’accompagner autrui dans cette démarche. Elle propose ainsi de donner place aux réflexions et aux présentations sur des pratiques et des représentations qui ont cours dans les domaines de « la santé», des médecines, des thérapies, des soins ou de la

«Le vivant nous dépasse, nous enveloppe et nous porte sans même que nous ne sachions comment ni pourquoi il le fait et pourtant, il le fait si bien!»

relation d’aide. Le lecteur y trouvera des informations relatives à certains travaux scientifiques ou certains modèles conceptuels, notamment sous la forme de revues thématiques de la littérature, comme le propose Pierre-Yves Rodondi pour prendre soin de soi et de ses troubles psychiques à l’aide des médecines complémentaires. Il trouvera également des présentations de techniques ou méthodes diverses pouvant servir aux acteurs du soin pour élargir leur palette des possibles à explorer, comme le fait Chantal Berna-Renella à propos de l’effet placebo qui, bien que n’étant pas un médicament, peut néanmoins vous aider! Laure Dasinières est quant à elle allée à la rencontre des soignants et des patients qui ont vécu l’irruption de la maladie du Covid-19 et de ses suites. Jusque-là totalement inconnue, cette maladie a mobilisé un intense bricolage collaboratif entre patients et soignants afin de trouver comment composer avec elle. Un reportage qui pose magnifiquement l’incontournable collaboration entre soignants et soignés.

Naissante, la Revue de santé intégrative devra faire son chemin en cheminant avec ses lecteurs, ses auteurs et ses éditeurs pour trouver un équilibre entre des mondes différents et sans autre certitude que celle des aptitudes qu’a le vivant de vivre bien au-delà de ce que l’on peut en dire ou en penser. Le vivant nous dépasse, nous enveloppe et nous porte sans même que nous ne sachions comment ni pourquoi il le fait et pourtant, il le fait si bien! Dans cet univers incertain, instable et improbable, cette revue n’aura pour guide que sa charte éditoriale et l’humilité de ses acteurs – lecteurs, rédacteurs, enquêteurs, témoins, éditeurs – qui ne craindront pas, comme Christophe Gallaz dans ce numéro, de faire l’« Éloge du je-ne-sais-pas» ou Antoine Delaly celui du «bricolage»!

Enfin, si cette nouvelle aventure de la Revue de santé intégrative voit le jour, c’est grâce à la confiance et l’investissement de l’éditeur Médecine et Hygiène et au soutien enthousiaste de la Fondation Leenaards qui, par son initiative Santé intégrative et société, fait don des ressources nécessaires à son démarrage. Nous espérons que la Revue de santé intégrative permettra de mettre en lumière et de valoriser leurs initiatives et, surtout, qu’elle vous permettra à vous, lectrices et lecteurs, de participer à cette magnifique et inédite aventure intégrative!