Bricoler

Éloge du je-ne-sais-pas

Il y a le je-sais et le je-ne-sais-pas. Le je-sais, c’est le principe des pouvoirs qui maintiennent nos communautés humaines dans des normes de fonctionnement suicidaires à l’échelle de la planète. Et le je-ne-sais-pas, c’est le principe qui pourrait nous mettre en « connivence poétique » avec les réalités fines composant cette planète et faire de nous ses vigiles bienveillants. Le je-sais, c’est péremptoire. Il se donne à constater. Et le je-ne-sais-pas, c’est interrogateur. Il se donne à comprendre.

Dans nos communautés humaines, la ligne distinguant le je-sais du je-ne-sais-pas est cultivée par les institutions pédagogiques, technologiques et souvent scientifiques officielles ou privées, qui sont déployées hors de l’intérêt général à long terme et sensibles aux chants de la finance. Ces premières lignes étant posées, j’explore quelques fragments du paysage et j’avance de note en note.

Le regard

Le je-sais de mon regard est défini par ma certitude d’avoir vu ce que j’ai vu. Son je-ne-sais-pas, par mon incertitude. Par ma difficulté de décrypter le visage de mes congénères pour en déduire leur caractère, celle de différencier telle ou telle silhouette au sein des foules urbaines trop compactes, ou celle de connaître la matière des objets que leur surface me dérobe. Et par la fragilité de mes intuitions, qui ne perçoivent pas les instances immatérielles en couronne autour de tout être et de toute chose.

La pensée

Le je-sais de ma pensée est sa part que j’exploite avec assurance pour en séduire ceux qui m’environnent et m’en trouver réconforté. Son je-ne-sais-pas, c’est sa part incertaine qui me déstabilise. C’est le fait qu’en ramifiant cette pensée, je l’amenuise dans ma conscience au point de l’y dissoudre et de l’y perdre. Et c’est l’énigme voulant que cette pensée reste extérieure à celle de tout ce qui peuple la planète, celle de mes congénères, des animaux, des plantes, des pierres et des eaux, jusqu’à mon irréductible exclusion de leur conversation secrète immémoriale.

La parole

Le je-sais de ma parole, c’est la part de mon discours qui ne m’échappe pas – comme on dit parfois, à l’inverse, que tel propos nous échappe. Et son je-ne-sais-pas, c’est le mystère du blocage qui fige un mot sur le bout de ma langue ou mon imprécision lexicale au moment de désigner tel être ou tel objet. Et surtout, la fatalité voulant que toute parole, et surtout la mienne, soit forcément essayiste, bégayante, incomplète et bredouillante face aux perfections inégalables du silence et du mutisme. 

L’action

Le je-sais de mes actions est manifesté par leur caractère irréfutable, quand je plante un clou dans une planche et qu’il s’y plante. Leur je-ne-sais-pas est manifesté par leur pesant de frustrations pour moi, ou de désespoir. Par leur inachèvement pour cause de gaucherie pratique ou d’inexpérience, ou même d’échec face à ce qu’il est notoirement impossible à tout être humain d’accomplir. Et par le désarroi qui me saisit en vérifiant, quand je suis en situation de panne ou de découra- gement au moment de les accomplir, l’absence d’un Autre en moi qui viendrait m’aider.

Les arts

Le je-sais, à propos de l’art, se définit par la possibilité pour moi de m’y référer en toute circonstance utile – mondaine, par exemple. Son je-ne-sais-pas, c’est ce que j’en perçois mal: l’émiettement de son effet sur ses spectateurs ou plus précisément son évaporation, comme s’il ne servait à rien. Ou ce que j’en comprends par l’effet d’une connivence indicible: la sublime absurdité des créateurs eux-mêmes, qui s’encombrent d’une production matérielle impropre aux inaccessibilités du sens et de la splendeur.

L’industrie culturelle

Le je-sais qui se donne le plus à voir au sein de l’industrie culturelle, c’est sa colonisation des arts aux fins d’en vivre elle-même. Et son je-ne-sais-pas, qui se donne le moins à comprendre, c’est ce qui fait miroir à cette colonisation et l’autorise: la complaisance inouïe des arts qui taisent leurs grondements pour aller roucouler sur les marchés.

La croyance

Mon je-ne-sais-pas, quant au fait de croire, est infini, comme toute méditation sur les effrois qui gouvernent notre espèce et l’agenouillent aux pieds des dieux. Et tourne encore autour de cette question: pourquoi confondons-nous à ce point le fait de croire et celui de penser?

«Le je-sais de la médecine dominante est inspiré par les symptômes qu’elle donne à voir. Ils la révèlent impérieuse autant qu’impériale au cœur de nos sociétés humaines.»

La guerre

L’injonction générale qui nous est faite du je-sais ruisselle en nous sur tous les modes et sous toutes les formes. Elle instille en nous la première illusion que tout peut être su et, subséquemment, la seconde, que tout peut être dominé. Le principe du je-sais en devient celui des armées.

Ma personne

Le je-sais de ma personne, c’est ce qui m’attache à celle-ci par un contrat de confiance machinal, de quoi lui faire produire ses petits bénéfices quotidiens. Et symétriquement, son je-ne-sais-pas est une somme d’espaces intérieurs indéfinissables: les intervalles intellectuels et psychiques qui me trouent ou me délient, ou ce vide intérieur où je sens résonner les fracas du monde.

La médecine

Le je-sais de la médecine dominante est inspiré par les symptômes qu’elle donne à voir. Ils la révèlent impérieuse autant qu’impériale au cœur de nos sociétés humaines. Le premier de ces symptômes, c’est l’aura sociétale que ses praticiens les plus sécularisés retirent de son exercice et rentabilisent à grands portefeuilles. Le deuxième, c’est la dissection métaphorique à laquelle ils procèdent sur leurs patients encore vivants, détaillés d’organe en organe au lieu d’être envisagés sous le signe de leur complétude personnelle et de leur insertion sociale. Et le troisième, c’est la coïncidence de ce modèle comportemental avec celui des Rastignac en voie d’ascension dans les domaines de l’industrie comme de l’économie.
Quant au je-ne-sais-pas auquel songer sur ce même thème de cette médecine-là, il est incarné par la foule de ceux qui la fuient ou la contournent en s’offrant aux soins qualifiés d’alternatifs ou bricolés à titre individuel.
Or, quels enjeux se développent-ils à la faveur de ce mouvement? Quelles zones de bienveillance intersociale s’ouvrent-elles, en miroir peut-être de celles à déployer pour secourir notre environnement naturel? On réfléchit. On ne connaît pas de réponse à l’instant. C’est une façon d’être au monde. Voilà pourquoi, dans les pages de cette revue, le je-ne-sais-pas qui cherche est à la maison.