Bricoler

«Je suis porté par la vie qui me dépasse. Quelle source d’énergie»

Il me semble utile de tisser quelques fils de mon parcours de vie en matière de soins depuis mon enfance. Cela me permet d’inscrire les premiers milieux associés et environnements qui ont entouré et marqué mes expériences en rapport avec le monde médical et la médecine.

Je suis né au début des années 1950 au Lesotho. L’un des pays les plus pauvres d’Afrique, protégé de l’apartheid par son statut de protectorat et de colonie anglaise, et source de main-d’œuvre saisonnière dans les mines d’or d’Afrique du Sud. Mes parents étaient des missionnaires laïques au service de l’Église protestante fondée par les Missions de Paris au 19e siècle. La communauté de missionnaires comprenait non seulement des pasteurs, mais également des comptables, des enseignantes, des médecins, des infirmiers et infirmières, des techniciens et des imprimeurs (mon père était typographe à son arrivée en 1945; ma mère, issue d’une famille de missionnaires du Mozambique, avait fait des études de sciences sociales en Afrique du Sud).

C’est ainsi que le petit village où j’ai passé mes premières années avait le privilège d’avoir un hôpital, fondé dans les années 1930 (suite à la création d’un dispensaire dans les années 1870), qui offrait les soins primaires et qui a chapeauté un réseau de dispensaires dans le pays. Ces dispensaires servaient de relais pour les campagnes communautaires de formation à la santé et de prévention des maladies. Cela permettait, en principe, à l’hôpital de ne pas dispenser trop de soins de ce qu’on appelle maintenant de «derniers recours» aux patients qui arrivaient avec des affections aiguës.

Les médecins et les infirmiers de cet hôpital étaient des collègues et parfois des amis de mes parents. Les quelques soins pour des affections bénignes que j’ai reçus se déroulaient dans un milieu professionnel et amical. C’était en quelque sorte le rôle essentiel du médecin généraliste de famille dont le temps n’était pas compté à l’époque. Mon père avait fait quatre années de mobilisation dans les sanitaires de l’armée suisse et nous donnait des premiers soins très efficaces. Abonné au maniement des couteaux, je me coupais et développais régulièrement des infections: j’étais fasciné par l’écoulement du sang et curieux de ces traces rouges le long de mes bras qui aboutissaient à des ganglions enflés sous les bras. Cette curiosité ne m’a jamais quittée: aiguillon pour découvrir et comprendre ce qui anime et affecte mon corps; un balancement entre ce qui se meut dans le corps et l’investigation distanciée.

Lors d’un séjour « sabbatique» en Suisse d’une année en 1957, mes parents ont décidé de faire enlever nos amygdales à mon frère et à moi (j’avais 4 ans). C’était la «mode»: une intervention préconisée par les pédiatres et les parents dans les années 1950 et 1960. L’opération se faisait sous anesthésie complète grâce à un masque d’éther. Depuis, je n’ai jamais plus connu un tel «trip» merveilleux: j’ai progressivement perdu connaissance, emporté par un tourbillon kaléidoscopique de couleurs de l’arc-en-ciel. Outre cette «récompense-là», involontairement induite par des professionnels de la santé, j’ai ensuite eu droit à une semaine de yaourts et de glaces à volonté (d’où certainement mon amour, à ce jour immodéré, pour les glaces).

L’enfance et l’adolescence ont ainsi été l’occasion de découvertes et de plaisirs en matière de santé. Les angoisses et les peurs n’avaient pas lieu d’être, n’avaient pas de prise sur moi. Peut-être parce que je n’ai pas rencontré de problèmes de santé jusqu’à mes 66 ans et que mes proches étaient bien portants. En famille, nous discutions du développement de campagnes de prévention en matière de santé et d’alimentation.

La boucle est bouclée puisque des décennies plus tard j’explore et m’engage maintenant sur ces problématiques.

Après des années d’études en Afrique du Sud, je suis arrivé en Suisse en 1975. Même si mes études universitaires me destinaient à l’histoire et à la littérature, mon éclectisme intellectuel invétéré m’a poussé à explorer en parallèle la physique et la biologie (moléculaire et cellulaire), ainsi que l’épistémologie des sciences. C’est ainsi qu’un jour j’ai découvert un livre auquel je reviens sans cesse: Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni Dieu ni gène: pour une autre théorie de l’hérédité (2000). Cet ouvrage remet en question une vision déterministe de la biologie et en particulier de la génétique. Le gène, l’ADN, ne serait en rien le « blueprint» prédéfini de l’organisme humain. Celui-ci se forme en partie de manière aléatoire, stochastique et anarchique par le concours de multiples éléments dont l’environ- nement de l’expression du gène n’est pas des moindres. De manière iconoclaste et «simpliste», on pourrait affirmer que la prolifération des cellules est au principe du vivant et que son auto-organisation va en limiter les effets. Il ne suffit pas de manipuler le vivant via l’ingénierie génétique pour en corriger les défauts: ce rêve sous apparence d’une médecine personnalisée est en réalité déterministe.

J’ai également abordé les problématiques de la médecine, de la santé et des relations patients-médecins dans le cadre de la profession d’éditeur que j’ai exercé par le biais de publications aux éditions D’en bas et Réalités sociales. Notamment une recherche menée sur l’introduction du « new public management » dans la pratique des soins, une étude sur le système de la santé suisse ou sur le prix des médicaments.

Mon existence allait bousculer

Je ne savais pas que cette curiosité scientifique – par une de ces coïncidences que l’existence nous offre en cadeau – allait se conjuguer à un évènement qui allait bouleverser ma vie. Fin août 2019, ma médecin de famille m’a proposé un bilan de santé complet, comme il se doit à l’âge de 65 ans, celui de la «retraite». Nous avons commencé par une analyse sanguine classique quelques jours avant que je ne parte en vacances à Trieste. Pendant ces vacances, je reçois un coup de fil de l’infirmière du cabinet de ma médecin: les analyses sanguines révèlent un manque de sel, je peux manger salé; et elle me donne un rendez-vous tôt le lendemain de mon retour à Lausanne. Ma médecin de famille a commencé par m’annoncer que les analyses sanguines montraient des résultats excellents pour tout sauf pour une ligne, celle du sang: une moyenne qui révélait une anomalie. Avec tact, elle a commencé par me dire qu’il fallait investiguer cette moyenne afin d’affiner les résultats et que son hypothèse, à vérifier, était que cela révélait peut-être l’existence d’un myélome multiple et qu’elle avait pris rendez-vous une semaine plus tard avec une hématologue. De suite, je l’ai encouragée à m’expliquer franchement ce qu’est un myélome, une hématologue et quel était son sentiment. Elle a poursuivi en me disant que l’hématologue, spécialiste du sang, était également une oncologue et qu’il s’agissait peut-être d’un cancer de la moelle osseuse. Une analyse plus détaillée a été demandée au laboratoire. Je lui saurai gré toute ma vie de la sensibilité avec laquelle elle a abordé le sujet.

Tout en gardant un calme stoïque face à mon entourage, la nouvelle m’a secoué: si ce diagnostic était confirmé, mon existence allait basculer. Je suis rentré à la maison et j’ai raconté à mon épouse, Paola, l’entretien que je venais d’avoir. Nous étions bouleversés l’un et l’autre. Je me méfie du recours aux ressources sur Internet pour établir des autodiagnostics. Mais je pratique les recherches d’informations sur le Web depuis les débuts de l’informatique. J’ai ainsi le privilège de naviguer avec aisance, avec une attention flottante (comme les enfants) et en usant la logique booléenne sur Internet, et trouver ainsi les informations pertinentes. J’ai trouvé quatre sources dans le domaine des cancers: en Suisse, en Angleterre, au Canada et en France (spécifique au myélome)1. Je me suis donc largement documenté et informé en préparant ma rencontre avec l’oncologue. J’ai même pris les devants en appelant son cabinet pour savoir s’il fallait faire d’autres analyses. Ce n’était pas nécessaire. Quelques heures plus tard, ayant reçu les résultats des analyses, elle me téléphone, me demandant de venir la voir le lendemain. Je suis allé la voir sans mon épouse et elle m’a confirmé que j’avais un myélome multiple dont le diagnostic serait affiné par plusieurs examens: une IRM de tout le squelette, un prélèvement et une biopsie de la moelle osseuse pour aboutir, entre autres, à une analyse génétique. Notre conversation devait être pénible pour elle puisque je faisais à la fois les questions et les réponses! J’avais appris par mes recherches sur Internet qu’il était possible de participer à une recherche clinique: elle allait s’informer à ce sujet. Elle m’a prescrit tout de suite de la cortisone (dexaméthasone) et m’a donné son numéro de téléphone portable pour la joindre pendant le week-end.

«Tout en gardant un calme stoïque face à mon entourage, la nouvelle m’a secoué: si ce diagnostic était confirmé, mon existence allait basculer.»

Lors du rendez-vous suivant, en présence de mon épouse, mon oncologue s’est excusée de l’absence d’une infirmière spécialisée en oncologie qui était toujours présente lors des premiers entretiens avec un nouveau patient. L’infirmière spécialiste en oncologie était engagée par un réseau de neuf oncologues pour aborder avec le patient les offres de traitement de médecines alternatives et complé- mentaires accompagnant les thérapies oncologiques et leurs effets secondaires souvent envahissants, voire violents.

L’oncologue a procédé sous anesthésie locale à une biopsie osseuse (avec mes encouragements) et à l’aspiration de la moelle osseuse permettant des analyses cytologiques et cytogénétiques très fines pour caractériser le cancer. Une recherche clinique venait de démarrer aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) afin d’étudier l’intégration en première ligne2 du darzalex (daratumumab), un médicament anticancéreux dans le protocole thérapeutique. Nous avons arrêté immédiatement la prise de la cortisone afin d’être conforme au protocole de la recherche clinique. Mon choix de participer à une recherche clinique impliquait que je serais dorénavant traité et suivi par l’Unité de recherche clinique du Centre d’oncologie des HUG. En attendant, les analyses se sont poursuivies avec une IRM de tout mon squelette. Les passages en IRM sont particulièrement pénibles, surtout s’ils durent de longues périodes. Selon les témoignages que j’ai recueillis par la suite, c’est un des secteurs où il faut renforcer l’accompagnement des patients et leur permettre plusieurs séances avec des pauses.

Le tirage au sort du plan de recherche m’a attribué le groupe de contrôle. J’ai accepté la feuille de route que nous avons établie avec mon oncologue avant de poursuivre mon parcours de soins à l’Unité de recherche des HUG qui comprenait, d’une part, un colloque des spécialistes autour des résultats des analyses du prélèvement et de la biopsie de ma moelle osseuse et, d’autre part, une visite au laboratoire d’hématologie pour préparer une autogreffe de cellules souches hématopoïétiques au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Dans la perspective d’un renforcement des collaborations entre patients et professionnels, il faut envisager la participation des patients à ces colloques.

Depuis l’annonce du diagnostic, j’étais pris dans un tourbillon de rencontres, de démarches, d’échanges et de décisions à prendre. Une bonne manière de me perdre, de m’étourdir, de faire face tout en fuyant. Progressivement je suis revenu à «moi» par des rencontres plus apaisées et substantielles qui n’ont cessé depuis: le soutien et l’affection de la famille et des amis, ainsi que les partages ; les témoignages inattendus ou sollicités, instructifs, de personnes (et de leurs proches) ayant vécu des parcours de vie et de soins semblables à celui que j’entamais; la participation à un cours AVAC (Apprendre à vivre avec le cancer3) en compagnie de Paola et de ma mère; et finalement, la participation à un groupe de parole à Lausanne qui s’auto-organise dans le cadre de l’association Myélome Patients Suisse4 et se réunit une fois par mois.

«Je n’avais pas le choix. Prendre soin de soi était prioritaire.»

Le bouleversement principal dans mon parcours de vie a été de tenter de mettre fin à la procrastination (que je cultive trop souvent), à quitter mon travail dans l’édition et prendre ma retraite – même s’il m’a fallu encore trois ans pour conclure le processus! De toute façon, pendant l’étape de ma chimiothérapie suivie d’une autogreffe de la moelle osseuse, je n’avais pas le choix. Prendre soin de soi était prioritaire. J’ai donc arrêté de travailler tout en restant disponible pour prodiguer des conseils. Comme il y avait des projets éditoriaux en cours dans lesquels j’étais actif, j’ai décidé d’annoncer officiellement mon parcours de santé à des amies écrivaines en octobre 2019. Nous étions en plein lancement d’un recueil de textes à l’occasion de la grève des femmes (14 juin 2019 en réplique de celle de 1991), Tu es la sœur que je choisis. Je cite ce courriel du 18 octobre 2019:

«Alors un petit coming out car il n’y a pas de tabou: j’ai un cancer de la moelle osseuse, un myélome multiple, dont le traitement a démarré ce mardi et va se poursuivre jusqu’en mars pour préparer une autogreffe de cellules souches et ouvrir la voie à une rémission. L’hématopoïétique de ma moelle osseuse a décidé de rompre avec les rimes et les rythmes de la création du sang: la poésie se loge au plus profond de nos cellules qui partent parfois en vrille.Comment accompagner cette anarchie pour qu’elle renoue avec une dynamique vivifiante? C’est l’œuvre de notre esprit, de notre âme et de notre corps. La sérendipité est étonnante: je suis traité au centre de recherche d’oncologie des HUG à Genève créé par la Fondation Dubois-Ferrière Dinu Lipatti. Ce pianiste merveilleux dont les 33 tours ont bercé mon enfance sur la platine de mon père. Lipatti est décédé à 33 ans d’une leucémie – accompagné par son ami oncologue – après avoir enregistré un magnifique concert des valses de Chopin à Besançon. Les deux familles ont fondé ce centre de recherche en 2010. Alors entre hématopoïétique et musique, je suis porté par cette énergie qui me dépasse. Quelle source de vie! Maintenant que ma vie se réorganise autour de cette nouvelle donne, le travail reprend et se poursuit, et je vais pouvoir rattraper le retard, car la vie continue avec l’énergie qui vient avec.»

Une renaissance

Je n’avais jamais entendu parler du champ de l’« hématopoïétique», la création du sang. Ce terme étonnant dans un contexte médical résonnait fortement pour moi qui suis passionné par la littérature. Il est vrai qu’en arrivant à mon premier rendez-vous à l’Unité de recherche clinique en oncohématologie, Fondation Dr Henri Dubois-Ferrière Dinu Lipatti (DFDL), du Centre d’oncologie des HUG, la «présence» de Dinu Lipatti au fronton de l’entrée m’est apparue comme un accueil bouleversant et réconfortant: son visage, qui se trouve sur les pochettes des disques que je connaissais, est venu à ma rencontre. Le Dr Dubois-Ferrière était un pionnier dans la recherche sur le traitement du cancer, notamment avec l’usage de la cortisone. Je commence à m’intéresser avec des partenaires au champ vaste et passionnant des recherches sur les rapports entre la musique, la médecine et les soins5.

Dès octobre 2019, j’ai été suivi et soigné par cette Unité de recherche en oncohématologie où les médecins sont formés pendant six à onze mois. J’ai donc dû « quitter» ma doctoresse oncologue, ainsi que l’infirmière de son réseau. Mais j’ai décidé de maintenir mes rapports avec la première en lui transmettant toutes les analyses et les rapports réalisés par l’Unité de recherche genevoise dans l’éventualité d’un arrêt de ma participation à la recherche. De manière systématique, j’ai appris à déchiffrer et j’ai classé tous les documents concernant mon parcours de soins. Afin de gérer ma prise complexe de médicaments au long des quatre mois de la première phase de traitement, j’ai créé un fichier Excel que j’ai envoyé à l’Unité de recherche afin de s’en inspirer pour d’autres patients6… Lorsque je suis arrivé aux HUG, j’ai découvert un bureau qui prônait l’inscription à mondossiermédical.ch, l’ancêtre genevois du Dossier électronique du patient (DEP7). Depuis lors, malgré ses défauts, j’utilise le DEP de manière assidue.

En principe, la recherche était prévue pour une période de deux ans, mais elle se poursuit en fonction du parcours de soins que je souhaite. L’avantage d’une telle démarche est d’avoir un suivi mensuel pendant trois ans, puis un suivi tous les deux mois. Le désavantage principal, c’est de ne plus avoir de médecin référent. Par contre, l’équipe de recherche et d’infirmiers et infirmières est stable. Ce manque de référent, de relation stable, s’aggrave dans tout hôpital universitaire où le tournus de médecins en formation est élevé.

Une semaine après le début de mon traitement à l’Unité de recherche des HUG et après un séjour «autorisé» à Paris, j’ai eu une péritonite aiguë. Diagnostiquée par un service d’urgence à Lausanne avec une opération in extremis, j’ai vécu une semaine périlleuse, mais aussi merveilleuse. Si je retiens cet incident c’est qu’il m’a permis de vivre un des moments les plus forts que j’aie connu dans mon parcours de soins. Je me suis trouvé en salle de surveillance avec un infirmier qui m’accompagnait dans mon réveil. À un certain moment je l’ai senti me faire un massage délicat et puissant qui m’a ramené progressivement à réintégrer mon corps. Je n’hésite pas à le dire: une sorte de renaissance. Lors d’une semaine d’hospitalisation, j’ai rencontré plusieurs médecins plus passionnants les uns que les autres avec qui j’ai pu explorer la complexité de l’opération que j’avais subie, les soins et les précautions nécessaires à l’avenir, et partager avec eux sur leur travail et leurs passions (musique, plantes, etc.). Cela fait partie aussi du «soin» et favorise la confiance réciproque.

 «Le “miracle” c’est mon corps qui redonne vie à mon corps.»

J’ai poursuivi mon traitement aux HUG selon une chimiothérapie dont le protocole était éprouvé, mais aux effets secondaires très désagréables, notamment les débuts d’une neuropathie aux pieds et, plus légère, aux mains, accompagné de problèmes chroniques de transit. Le diagnostic de mon cancer a eu lieu au tout début de ma maladie: je n’avais aucun désagrément et symptôme, contrairement à d’autres personnes qui ressentaient des douleurs ou des atteintes au système osseux et qui ont parfois dû attendre des mois avant que la maladie ne soit identifiée8. Paradoxalement, ce sont les effets secondaires de mes médicaments qui me signalaient, et jusqu’à ce jour, la présence sourde de la maladie. J’ai consulté un médecin homéopathe pour explorer la possibilité d’adresser ces effets secondaires par des traitements homéopathes et naturopathes, soit par un protocole de phytothérapie élaboré par le biologiste Mirko Beljanski. Un médecin en France a établi un protocole de quatre molécules à mon intention que j’ai proposé à l’équipe de l’Unité de recherche et qui, à son tour, l’a soumis au laboratoire de pharmacologie des HUG. Le rapport très complet du laboratoire a mis en évidence des incompatibilités entre les molécules proposées et les médicaments que je prenais. J’ai donc renoncé à cette phytothérapie. Lorsque l’on participe à un programme de recherche et de soins il est nécessaire d’être transparent: simple cohérence à un engagement pris, sorte de déontologie du patient partenaire.

Il a fallu quatre mois de chimiothérapie pour réduire un tant soit peu l’évolution anarchique des métastases et pour préparer la phase finale avant une éventuelle rémission, soit l’autogreffe de cellules souches hématopoïétiques. Pendant quelques semaines, mon épouse m’a injecté des stimulants pour cultiver des cellules souches en abondance. Les HUG ont passé la main au CHUV. Suivi par le Département d’hématologie du CHUV, j’ai été hospitalisé dans l’Unité d’hospitalisation individualisée (Service des maladies infectieuses) dernier cri avec des chambres à ventilation à pression positive (réduire l’entrée de germes divers ; pression négative : réduire la sortie d’air dans des chambres pour patient-es ayant le Covid-19 par exemple). J’avais contracté une grippe (malgré le vaccin). J’ai rejoint le Centre de transfusion sanguine afin d’effectuer un prélèvement de cellules souches grâce à une centrifugeuse. Il a fallu deux séances de quatre heures et un booster qui m’a rendu très malade pour arriver à quelque sept millions de cellules souches. Heureusement que j’étais accompagné par mon épouse et une doctoresse qui a pris soin de moi avec la même passion qu’elle portait à sa machine!

Quelques semaines plus tard, les cellules souches ayant été apprêtées, je suis revenu le 3 mars 2020 dans cette chambre « merveilleuse » avec une vue sur tout le pourtour de la région lausannoise pour la transfusion des cellules souches hématopoïétiques: scène mémorable à tout point de vue. Deux jours après une perfusion de chimiothérapie massive afin de réduire, entre autres, mon système immunitaire, qui sera reconstruit par ces cellules souches, ainsi que la moelle osseuse. Le jour J, une dizaine de personnes – transporteurs des sachets, infirmiers et infirmières, médecins, etc., et surtout mon épouse qui s’est glissée dans la chambre subrepticement – assistent à la première transfusion de quelques sachets de cellules souches. Après ma naissance, c’est probablement la plus belle journée de mon parcours de vie et de soins: il s’agit bel et bien d’une renaissance, d’une résurrection, grâce à mon corps. Le « miracle» c’est mon corps qui redonne vie à mon corps: les cellules souches hématopoïétiques sont au cœur du vivant qui nous porte au-delà de nous-mêmes. La présence attentive et soutenante des personnes présentes donnait une tonalité sacrée à l’évènement dont nous étions tous partie prenante – un bémol: la chambre a été envahie par une forte odeur d’ail (adjuvant des cellules souches) que j’exsudais! Le diable lui-même se serait enfui la queue entre les jambes!

Par contre, les deux semaines qui ont suivi ont été les plus difficiles de mon existence. Les effets secondaires ont été massifs: des symptômes gastro-intestinaux (mal à la bouche/gorge et difficultés à la déglutition suite à une irritation des muqueuses, nausées-vomissements, diarrhées sur une inflammation de l’intestin). Je ne pouvais plus manger quoique ce soit, l’eau en bouteille m’était insupportable; je ne prenais que du thé et des tisanes; j’ai perdu une douzaine de kilos. Il y a eu un affaiblissement passager de la production de cellules par la moelle osseuse, ce qui a entraîné un manque en globules rouges, en plaquettes et en globules blancs.

«C’est une expérience très rude, je touche le fond parfois, et passionnante, car tout cela stimule l’affect et l’intellect.»

En fait, mon système immunitaire était à zéro pendant une semaine avec une petite infection jugulée par de puissants antibiotiques – je n’avais plus de mémoire immunitaire et plus de vaccins, tout a été effacé. Je n’avais même pas l’avantage du bébé qui hérite du système immunitaire de la mère. Heureusement, le système immunitaire est reconstruit par les cellules souches hématopoïétiques sur une période de huit mois.

Je n’ai pas eu d’aphtes : une amie rencontrée au cours AVAC m’avait donné les coordonnées d’un guérisseur spécialiste des brûlures (les aphtes sont l’équivalent de brûlures). J’avais pris contact avec ce guérisseur mais je n’ai pas eu besoin de l’appeler. La neuropathie s’est renforcée dans tous les pieds avec des fourmillements, picotements, des lancées de douleurs fulgurantes, une perte d’équilibre, un sentiment de marcher sur des plots instables. Quoiqu’atténuée, celle-ci ne m’a pas quitté: un ami qui a eu une autogreffe a vécu avec sa neuropathie pendant une douzaine d’années! J’ai fait venir un physiothérapeute pour me soulager un peu grâce à de micromassages.

Le souci de l’autre est le meilleur soin de soi

Pour résumer cette expérience, voici ce que j’ai écrit dans un courriel depuis mon lit à un ami, Maurice Born9, qui vivait également un cancer: «Je suis donc à la fois livré au processus hématopoïétique et acteur de celui-ci! C’est une expérience très rude, je touche le fond parfois, et passionnante, car tout cela stimule l’affect et l’intellect.» Il m’a répondu ce message très réconfortant: «Si tes nouvelles ne sont pas vraiment joyeuses, elles me portent pourtant à l’optimisme. Simplement, parce que je te vois faire face. J’avais accompagné un ami photographe parisien, passé il y a maintenant vingt-cinq ans par les épreuves que tu connais aujourd’hui. Il avait vécu pendant plusieurs mois dans un monde stérile après une autogreffe. J’allais le voir et nous échangions séparés par une paroi vitrée. Comme toi, il avait décidé de vivre l’épreuve comme une expérience stimulante – et souvent, le quittant, j’avais l’impression d’avoir pris des forces.»

Cela évoque également une perspective très forte sur le rapport qui se vit en nous sous le régime de la maladie : « Le philosophe américain Paul Rabinow rapporte le cas du biologiste Wilson qui, se découvrant atteint de leucémie, décide de faire de son corps un champ d’expérimentation illimitée. Experimental life, c’est en ces termes que Rabinow définit la vie de [Allan Charles] Wilson10. » J’assume cette posture, toutes proportions gardées!

Le 15 mars 2020, le physiothérapeute n’a plus le droit de venir me voir, mon épouse n’est plus autorisée à me rendre visite. Du jour au lendemain, le CHUV ferme ses portes pour cause de pandémie. Il ne me reste plus que mon téléphone comme cordon ombilical: je dois une reconnaissance infinie à toutes les personnes qui m’ont soutenu lors de ces échanges. La pandémie due au Covid-19 a provoqué chez moi un séisme presque aussi fort que l’annonce de mon cancer. Sur ma table de chevet trônait le dernier ouvrage de Jean-Jacques Kupiec, Et si le vivant était anarchique. La génétique est-elle une gigantesque arnaque11 ? Au sujet de cet auteur et de ce livre, Maurice Born m’a répondu: «Tu me parles aussi de Jean-Jacques Kupiec, et là encore tu me fais plaisir. J’apprécie énormément la façon dont il ramène au premier plan le côté aléatoire du monde des gènes. Non plus le gène comme responsable, mais des rapports devenant des causes.» Un autre livre, numérique, tout aussi important, m’a servi de boussole par rapport à la pandémie, en version anglaise avant sa parution française12 : Frédéric Keck, Asian reservoirs. Virus Hunters and Birdwatchers in Chinese Sentinel Posts (2020)13.

J’ai quitté le CHUV le 23 mars après que les effets de la mucite disparaissent (diarrhées, nausées et vomissements). J’ai cassé mon jeûne forcé au bout de quelques jours confiné à la maison. En prenant des collations entre les repas et des alicaments protéinés peu ragoûtants, j’ai pu stabiliser mon poids. J’ai stoppé les alicaments qui enrichissent les multinationales comme Nestlé. Vu la politique de confinement, et mon immunodéficience me classant dans les populations vulnérables à risque, je n’ai plus eu de contacts directs avec les soignant-es. J’ai tenu à avoir des consultations téléphoniques avec une diététicienne et avec une psychologue qui m’accompagnait. On m’a prescrit un confinement de douze mois! Pour mon épouse, cette perspective n’était pas du tout réjouissante, d’autant plus qu’une biopsie d’un de ses reins a confirmé un carcinome nécessitant une opération chirurgicale fin juin 2020. L’année 2020 a été l’année de tous les excès, mais également celle d’un accompagnement très fort; nous nous soignions l’un l’autre dans notre espace restreint. Le confinement en soi ne me faisait pas souci. J’avais entamé un vaste chantier de recherche sur les pandémies ou plutôt les syndémies14 de telle sorte qu’au bout de l’année j’avais accumulé une bibliographie essentiellement numérique de plus de 250 références, livres et articles – collecte qui se poursuit à ce jour. J’avais projeté de créer un site web qui est encore en rade, son ambition nécessitant un très gros travail de conception15.

Dès fin mai 2020, j’ai repris le chemin avec protections multiples de l’Unité de recherche en oncohématologie de Genève, où je poursuis mon traitement de maintenance dans le cadre de la recherche clinique qui se poursuit: on ne guérit pas du myélome multiple, il reste dormant et il se réveillera un jour. L’aspect chronique des effets secondaires est ce qui me mobilise le plus: neuropathie et problèmes digestifs avec les douleurs heureusement pas trop aiguës qui les accompagnent. Je ne me suis pas encore engagé sur les pratiques d’un yogi qui arrive à s’extraire de son corps! Mais j’ai fait plus de quarante séances de physiothérapie pour développer des trucs et astuces pour maintenir mon équilibre. Le vélo électrique est devenu mon meilleur substitut de la marche : un véritable soulagement. Je n’arrive pas toujours à être vaillant dans la douleur, la plainte est une excellente réaction, mais il s’agit aussi de l’accom- pagner, de la dorloter, de se lover en elle, pour que son emprise ne m’entame pas trop. J’ai toujours eu une forte capacité de m’abstraire de mon environnement et parfois je parviens à le faire par rapport à la douleur en me concentrant sur les relations avec les autres, sur ce qui m’anime ou sur mes engagements extérieurs. Le souci de l’autre est finalement le meilleur soin de soi.

En quittant mon travail professionnel progressivement, j’ai poursuivi mes engagements dans la philanthropie et surtout dans le domaine de la santé: je poursuis mon engagement auprès du groupe de parole sur le myélome multiple; j’ai participé à une recherche sur le Projet de soins anticipé et les directives anticipées du Réseau Santé Région Lausanne; et surtout, j’ai rejoint le Collège de citoyens co-chercheur-es en matière de santé en collaboration avec le ColLaboratoire de l’Université de Lausanne. Je participe avec mes collègues du collège au Laboratoire citoyen en santé intégrative afin d’élaborer une boussole thérapeutique16, et à un groupe de travail pour mettre en place une recherche/enquête sur la prévention.

Tous ces engagements collectifs ont pour but de faire bouger les fondements et les comportements figés des relations entre tous les acteurs et actrices de la santé et des soins. Dans cette perspective, le patient ou la patiente n’est plus pris-e dans un face-à-face avec les professionnel-les de la santé, n’est plus au centre de l’attention de toutes les personnes qui s’occupent de ces soins, il ou elle – parfois collectivement – participe de manière égale à ces processus de soins sous la forme de patient-es partenaires dont le savoir expérientiel est aussi important que le savoir scientifique. •