Réfléchir

Pour une médecine du sujet, retrouver l’esprit d’artisan

Fin octobre 2011 – jubilation. Parti du Puy-en-Velay, je marche dans un vent glacial, droit vers le sud, sur le chemin de Stevenson, totalement désert à cette époque de l’année…

La solitude, le vent obsédant et le brouillard par endroits donnent aux paysages automnaux une dimension mystérieuse, presque tragique, qui entre merveilleusement en résonance avec mes pensées. Pour mes 60ans, je me suis offert une dizaine de jours de marche en solitaire, avec pour seul compagnon un livre de Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, que je déguste à petites doses. Depuis ma tendre jeunesse, la marche a été pour moi le meilleur moteur de la pensée.

Dès le premier chapitre, une phrase de Marie Balmary occupe toute mon attention, rejoignant une préoccupation profonde qui m’habite depuis mes débuts dans mon métier: «La science, qui peut tant nous apprendre sur les origines de la matière et de la vie, ne peut rien nous dire sur les origines de l’humanité en tant qu’humanité […]; elle ne peut nous faire découvrir comment la parole nous est venue au commencement […].»1

En marchant parmi les pins, les genêts et sur les flaques gelées, je jubile; je comprends soudainement pourquoi je me bats avec tant de vigueur, depuis une trentaine d’années, contre une menace qui plane sur la médecine: la science et les fabuleuses inventions technologiques qui en découlent y prennent une place tellement envahissante qu’on ne perçoit plus dans toute son humanité la personne qui nous fait face, qu’on n’entend plus ce qu’elle cherche à nous dire.

Une médecine réduite à la science s’accommode très mal d’un patient-sujet, auteur d’une parole originale et libre; cette figure n’entre pas dans les cases prévues par les études scientifiques. Une médecine qui ne croit que ce qu’elle peut voir et mesurer prive de leur humanité autant les patients que les soignants. Elle ne comprend pas les raisons obscures qui amènent un patient à la consultation, tant qu’elle reste aveugle à l’invisible et sourde au poids des silences.

Ce jour d’automne 2011, dans les terres lointaines où la Loire n’est qu’un ruisseau, je prends conscience de ce combat pour la dignité humaine qui a habité chacune de mes consultations dès mes débuts: «[…] écouter, comprendre ce que le patient exprime au travers du langage de ses symptômes, et tenter de lui redonner sa dignité […]», comme l’écrit le psychiatre Robert Neuburger à propos des déprimés.2 Je peux en témoigner, sa réflexion s’applique à toute la médecine générale.

Que s’est-il passé? On a confondu, progressivement, le savoir et la connaissance. Un exemple, pour mieux comprendre cette nuance essentielle: on peut posséder un savoir immense sur la nature en lisant des revues scientifiques ou en menant soi-même des recherches, des observations, des expériences de laboratoire, mais pour la connaître, il faut vivre avec elle («naître avec», écrivait Claudel).3 Seule l’immersion dans la nature, avec ce qu’on sait d’elle et avec ce qu’on ignore, permet vraiment d’en avoir une connaissance. Vivre au sein de la nature, c’est en accepter les mystères.

Ainsi en médecine: le savoir, qui progresse sans cesse grâce à la science, est certes indispensable, mais loin d’être suffisant pour connaître et comprendre le patient qui nous fait face et pour prendre des décisions, avec lui, à son sujet. Connaître implique une relation dans laquelle on accepte une part de mystère (même pour un conjoint dont on partage la vie depuis plusieurs décennies). Qui dirait «Je sais cette personne», lorsqu’il la connaît? On perçoit bien là que la distinction entre savoir et connaissance n’est pas une futilité du langage. Christian Bobin va plus loin: «Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître.»4

Quelques jours de marche plus tard, je médite un texte d’Alexis de Tocqueville, cité par Marie Balmary. Cet aristocrate français, né en 1805, est envoyé aux États-Unis par le gouvernement français en 1831, pour y étudier le système carcéral. Il en profitera pour s’intéresser à la jeune démocratie de ce grand pays et exprimera les craintes que lui inspire cette organisation de la société, qui pourrait conduire à une nouvelle forme de despotisme. Son grand classique, De la démocratie en Amérique, paru en 1835, me semble tristement actuel: «Au-dessus de ceux-là (les hommes semblables et égaux) s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. […] C’est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre […] Le souverain étend ses bras à la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses, uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus rigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement à agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit pas, il empêche de naître.»5

Dans les terres hostiles de la Lozère, ma méditation marchante me révèle ainsi les raisons de ma lutte acharnée contre cette autre épidémie qui envahit la médecine: la normalisation. Non seulement la science et les technologies prennent toute la place, mais elles s’organisent en pouvoir qui impose les règles sur la manière de raisonner et de soigner. Des recommandations, basées sur des études scientifiques, c’est-à-dire uniquement sur ce qui est mesurable, deviennent la norme. De cette norme, les administrations (les «payeurs»), elles aussi envahissantes, décident ce que le médecin peut faire ou non. Pouvoir «qui ne détruit pas, mais qui empêche de naître»…

En méditant ces lignes de Tocqueville, je comprends mieux pourquoi je défends avec ardeur une médecine artisanale, façonnée sur mesure, centrée sur la relation avec la personne qui me fait face. Une médecine qui laisse au malade et à son médecin un espace pour penser, avant de panser. 

En fait, je sens planer une menace. Je crains que l’on ne fabrique des générations de praticiens qui n’auront plus le droit de réfléchir, juste formatés pour exécuter ce qu’un pouvoir scientifique ou administratif leur enjoint d’appliquer sur un patient, devenu objet de soins et non plus sujet; cette personne souffrante qui a besoin, avant tout, d’une présence: «Et qu’est-ce qui se donne ainsi et s’échange? Précisément cette présence qui est attentive, ouverte à la présence autre, regard qui voit, écoute, qui entend, main qui soutient et soulage.»6

Comment faire face à cette menace? Comment cultiver, à notre époque, une médecine du sujet? Comment retrouver les outils fondamentaux de l’art médical?

On nous l’a répété tant de fois: la médecine est d’abord un art avant d’être une science. Mais cette formule est devenue inintelligible car on a oublié que cette expression date d’une époque où art et artisanat ne faisaient qu’un.

Dans son Hymne à Héphaistos, Homère désignait les artisans sous le terme de dêmiurgoï, de dêmios, public, et de ergon, ouvrage. Il y classait notamment les potiers et les médecins. «Cette tranche de citoyens ordinaires vivait entre les aristocrates oisifs, relativement peu nombreux, et la masse des esclaves, qui faisaient le gros du travail… C’est au milieu de cette société archaïque que l’hymne célébra comme civilisateurs, ceux qui associaient la tête et la main.»7

«Je défends avec ardeur une médecine artisanale, façonnée sur mesure, centrée sur la relation avec la personne qui me fait face. Une médecine qui laisse au malade et à son médecin un espace pour penser, avant de panser.»

Quelle vision stimulante: la médecine comme artisanat, créatrice de civilisation! Démiurges.

Ce que j’aime particulièrement, dans cette conception homérique de l’artisan, c’est sa vision communautaire: l’artisan ne crée pas pour lui-même, ce qui le distingue peut-être de l’artiste, mais pour la communauté. Non seulement ergon, mais dêmios!

Fils d’artisan, j’ai toujours considéré mon métier comme un artisanat: il y faut de la connaissance, du savoir-faire, de la patience, de l’humilité et de la créativité.

Le 18e mais surtout les 19eet 20esiècles ont progressivement défini la médecine comme une science, alors que le 21esiècle cherche à en faire uniquement un commerce. Cet appauvrissement de la représentation de notre métier est affligeant: de créateurs, nous sommes devenus de simples «fournisseurs de prestations», sommés de justifier, à journée faite, les choix que nous faisons pour et avec nos patients, eux-mêmes devenus de vulgaires consommateurs de soins.

Tant l’œuvre que la communauté semblent avoir disparu des radars de ceux qui dirigent désormais les destinées de la médecine: les payeurs.

«Dans le monde traditionnel du potier ou du médecin archaïque, les normes d’excellence étaient fixées par la communauté», écrit Richard Senett.7 Le savoir-faire de l’artisan se transmettait de génération en génération, de manière ouverte, intégrant continuellement les nouvelles connaissances et les nouvelles techniques.

«Nous sommes devenus de simples “fournisseurs de prestations”.»

Aujourd’hui, ces normes sont fixées par les bureaucrates, cette «tribu moderne», comme la nomme Sennett, «qui rechigne à prendre la moindre initiative tant que les objectifs, les procédures et les résultats escomptés n’ont pas été balisés à l’avance», ce qui conduit à un système de connaissance fermé.

Heureusement, nous rassure Sennett: «Dans l’histoire des artisanats, les systèmes de connaissance fermés ont généralement peu duré.»

De son côté, la science définit la norme en produisant de plus en plus d’algorithmes, qui permettront peut-être, dans un proche avenir, de remplacer le médecin par un robot.

Au cours des deux derniers siècles, des millions d’artisans ont été remplacés par des machines. Le médecin subira-t-il le même sort?

 

 Comment résister? Quel espoir nourrir encore?
À mon sens, la formation des médecins est l’espace de résistance par excellence. Encore faut-il y enseigner autre chose que des algorithmes…

Même dans le domaine de la relation, l’apprentissage est formaté. Les étudiants bénéficient de nombreuses heures d’enseignement de techniques de communication, complétées par des exercices concrets d’interaction avec des patients, d’abord fictifs, puis réels. Mais la qualité de la présence du médecin lors d’une consultation, difficilement mesurable, ne fait pas partie des objectifs d’apprentissage. Subtile mais pourtant essentielle, elle est le reflet de notre état d’esprit, de ce qui se passe mystérieusement dans notre cerveau et qui s’exprime surtout de manière non verbale.

Le philosophe Emmanuel Levinas, dans son livre Entre nous,8 écrit «C’est précisément dans ce rappel de ma responsabilité par le visage qui m’assigne, qui me demande, qui me réclame, c’est dans cette mise en question qu’autrui est (mon) prochain.»

Je l’ai toujours ressenti dans ma vie de médecin: dès qu’une personne venait s’asseoir en face de moi pour me confier ses douleurs, ses peurs, ses colères ou sa tristesse, j’étais investi d’une responsabilité: d’abord celle de lui porter attention, une vraie attention, soutenue, dans l’échange du regard et des mots (et non dans l’apparente indifférence d’un écran interposé); mais aussi celle de mes paroles, de mes gestes, de mon savoir et de mon ignorance.

«Au cours des deux derniers siècles, des millions d'artisans ont été remplacés par des machines. Le médecin subira-t-il le même sort?»

Ce sentiment m’a habité quotidiennement, quarante-trois ans durant, dans les jours légers et dans les plus lourds.

J’ai conscience, avec le recul, que la force d’assumer cette responsabilité m’a été offerte par les visages qui m’ont fait face. Je leur en garde une infinie reconnaissance.

Une consultation médicale est un travail d’équipe, à commencer par ce duo, entre quatre yeux, dans l’intimité du cabinet. Le face-à-face de deux sujets.

 Comment enseigner cet essentiel de l’art médical, cet artisanat plurimillénaire?

On ne peut devenir potier en suivant des cours excathedra. Ainsi en va-t-il de notre métier: on ne peut devenir médecin sans côtoyer de près des maîtres de stage dans l’exercice de leur art.

Tant que nous transmettrons cet art aux jeunes collègues en formation, avec la conscience aiguë d’être des artisans, nous formerons une relève fière d’appartenir aux dêmiurgoï, capable de résister et d’offrir aux patients une médecine humaine, riche et nuancée, laissant l’ordinateur à sa juste place d’outil.

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Notes

Cet article est partiellement tiré du manuscrit d’un livre de l’auteur qui paraîtra en février2025 sous le titre Des regards et des maux aux Éd. Favre à Lausanne.

1 BalmaryM. Abel ou la Traversée de l’Éden. Grasset, 1999, p.17.

2 NeuburgerR. Exister. Petite bibliothèque Payot, 2012, p.145.

3 ClaudelP. L’Art poétique. 1907, cité dans le bulletin de la Société Paul Claudel, no238.

4 BobinC. Le Très-Bas. Éditions Gallimard, 1992, p.12.

5 De TocquevilleA. De la démocratie en Amérique, TomeII, chapitre6, p.383-386. Flammarion.

6 BelletM. L’Explosion de la religion. Bayard, 2014, p.78.

7 SennettR. Ce que sait la main. La culture et l’artisanat. Albin Michel, 2010.

8 LevinasE. Entre nous. Grasset, 1991. Livre de poche, 1993, p.156.