Expérimenter

Savoir Patient : un savoir légitime, pertinent, indispensable et à haut potentiel

Le «savoir patient» tel que pratiqué par l’Association Savoir Patient est né de processus participatifs et a continué à se tisser au fil des années au sein de fors spécifiques aux patient-es et communs avec les professionnel-les.

Le premier fil

«Quand en 2001, j’ai été chargée de projets de l’Axe Qualité de vie de la Planification sanitaire qualitative du canton de Genève, pour moi il était impensable, impossible de faire sans les principales personnes concernées – les “patient-es”, confronté-es au cancer du sein, au handicap moteur et, dans un deuxième temps, au cancer de la prostate. À mes yeux, c’étaient elles et eux les expert-es. Les projets se feraient de A à Z avec elles-eux ou ne se feraient pas. Quelle prétention de penser pouvoir identifier les besoins des personnes qui souffrent et les solutions adéquates et pertinentes sans les impliquer! Faire et agir avec, au lieu de décider pour, en se substituant à ces personnes – un leitmotiv de départ, devenu un fil conducteur.

Cette modeste fenêtre d’opportunité ne devait pas servir à rien, devenir un rapport de plus dans un tiroir – sûrement moins parfait que les précédents. Nous avons donc fait des Groupes de proposition. En complète inconnue, j’ai commencé par faire le tour des médecins et acteurs des différents domaines concernés. Ayant appris l’existence du Département d’enseignement thérapeutique et pensant que ce service serait éventuellement appelé à mettre en œuvre des actions proposées par les patient-es, j’ai contacté le Pr Jean-Philippe Assal. Il a tout de suite compris. En sortant de son bureau, il m’a dit: “Ne vous laissez jamais dire que ce n’est pas scientifique!”

Il y a vingt-deux ans, toutes sortes de raisons pour un échec annoncé des projets que j’ai été appelée à mener m’étaient présentées : on me voyait comme une jolie et sympathique brésilienne, un peu trop joyeuse, colorée – certes sociologue, mais a-t-elle une vraie méthode? On me disait que le “participatif” dans lequel j’avais baigné au Brésil pour arriver à sortir de la dictature ne marcherait pas ici, car en Suisse “les gens n’aiment pas participer”; que cela ne rimerait à rien de mélanger dans les groupes des “femmes stade I” avec des “femmes stade II, III, IV” d’âges différents (la plus jeune, autour de 30, la plus âgée plus de 80) et en plus de différents cantons romands… alors que c’était une démarche genevoise. Quelle serait la fiabilité, l’applicabilité, la représenta- tivité des résultats? Ce n’est pas “scientifique”; les patient-es sont trop dans l’émotion, etc., etc.

Pour le cancer de la prostate, un urologue a été désigné pour “surveiller” ce qui se disait dans ces Groupes de proposition! Au fil des séances, il a été séduit par ce qui se passait et est devenu un allié, voire un militant.» (Angela Grezet)

Le Collectif ASAP qui coécrit cet article rend un hommage particulier à la Pre Christine Bouchardy. Alors cheffe de la Priorité Cancers du canton, elle fut rapidement convaincue de la pertinence de cette approche. Cofondatrice de l’ASAP, elle a prêté sa crédibilité scientifique, pratiqué et défendu l’implication des patient-es à tous niveaux, dont l’enseignement facultaire et la recherche. Dans cet engagement, elle a rencontré des réticences de la part du milieu académique: «Ce n’était pas son rôle, son cahier des charges.» Pour sa leçon d’adieu, il lui a été refusé qu’elle porte sur le bien-fondé de la démarche «savoir patient» et il lui a été demandé de se limiter à ses recherches épidémiologiques, plusieurs d’entre elles pourtant initiées à la demande des patient-es. Elle est partie sans la donner.

Les temps ont changé…

Une autre vision prend forme de ce que doivent être le rôle et la place des patient-es au sein du monde médical, scientifique, spécialisé.

Un accord de collaboration entre l’Université de Genève et l’Association Savoir Patient pour l’expertise, l’enseignement et la recherche est en vigueur depuis 2012. 

L’ASAP a réussi à garder son ADN de naissance et à impliquer pleinement les patient-es dans tout et à tous niveaux.

Des partenariats avec des structures de soins et de formation se sont tissés au cours des années.

Dans le monde, en Europe, en Suisse, plusieurs projets portés par d’autres structures – impliquant les patient-es à des degrés différents – voient le jour, créant un contexte plus propice au développement et au déploiement du «savoir patient».

… et n’ont pas assez changé

Du chemin reste à parcourir pour que l’expérience, la perspective, l’expertise des patient-es soient intégrées pleinement dans les pratiques de soins et pour que le système de santé les reflète. L’initiative Santé intégrative et cette revue ouvrent de nouveaux espaces, créent des passerelles, donnent de l’espoir. 

Qu’est-ce que le «savoir patient»?

Le vécu de la maladie constitue une expérience intrinsèque qui engendre un savoir

«D’abord, je tiens ici à remercier le corps médical pour m’avoir soignée, ce qui me permet de rebondir avec une critique plutôt constructive. Après des discussions entre femmes atteintes de cancer du sein, devant un constat pluriel, nous trouvions que nous ne pouvions pas nous référer aux mots des profession- nel-les pour expliquer nos maux. Car pendant et après le diagnostic, c’est dans notre corps, dans notre vie que les effets adverses – de l’annonce de la maladie, des traitements, de la maladie – se manifestent. Et là arrive la naissance du “savoir patient”, car c’est à travers le vécu de la maladie que le “savoir patient” se révèle, s’apprend, et ce, avec beaucoup de patience. Ce savoir habite et appartient à chaque citoyen, à chaque citoyenne qui se confronte à une maladie.» (Michèle Constantin)

Il est aussi, au-delà de son état de santé, ÊTRE

«On oublie que l’on a une vie au-delà du sein, au-delà du cancer; on oublie le reste. Cela est aussi une forme d’exclusion. Il fallait préserver mon unité, ne pas laisser réduire ma vie à la maladie et tout mon être à la partie malade.» (Giselda Fernandes)

«Les médecins nous disent de ne pas nous “martyriser”, de ne pas nous poser trop de questions. Pourquoi nous scier dans notre recherche émotionnelle, spirituelle, qui, elle aussi, nous permettra de sortir de la maladie? Lorsqu’on est atteinte d’une telle maladie, on ne peut pas rester où l’on était: ou on sombre, ou on évolue.» (Michèle Constantin)

Comment l’exprimer ?

Un savoir:

  • qu’il faut parfois aider à exprimer, à révéler, à organiser pour soi et pour d’autres pour qu’il soit valorisé et utile;
  • qu’il faut écouter.

«La solution est dans l’importance d’être écouté-e et… entendu-e. Je dis toujours, si j’ai mal sous les pieds, ce n’est pas dans ma tête que ça se passe. Donc, l’amélioration du dialogue est primordiale et tout le monde a à y gagner. Nous avons créé un chapitre dans le Carnet de Bord©1, qui s’intitule “Communiquer pour mieux soigner, communiquer pour être mieux soigné-e”: tout est dit pour mon humble personne. Et, puisqu’on parle plus que souvent des coûts de la santé, est-ce qu’on a déjà calculé le coût de la non-écoute? Aussi, imaginez en face de vous, dans cette même chaise, ce même lit, votre maman, une personne à laquelle vous tenez – comment aimeriez-vous qu’elle-il soit soigné-e? Merci de m’avoir lue.» (Michèle Constantin)

Les professionnel-les se doivent de consulter ce savoir comme ils le feraient avec un ouvrage médical ou un-e autre spécialiste et s’appuyer sur cette source de connaissances qui est très complémen- taire à la leur.

«… les contaminer, non pas par le cancer, qui n’est de toute façon pas une maladie contagieuse, mais par notre enthousiasme, notre détermination à faire changer les choses, notre savoir très concret, notre professionnalisme, mais aussi par notre charme bien sûr!» (Silvana Finazzi)

«Il fallait préserver mon unité, ne pas laisser réduire ma vie à la maladie.» Giselda Fernandes

Ce savoir se construit au travers de la mise en commun des compréhensions, approches, compétences et ressources des patient-es – grâce à des groupes de proposition, du Comité patient-es ainsi que des plateformes et forums d’information, d’échange, de dialogue et d’expertise partagée soigné-es-soignant-es.

Son ADN

Intégratif – Multifacette

Le «savoir patient» est intrinsèquement transdisciplinaire, intégratif.

Comme dans le caléidoscope de la vie, ce «savoir patient» porte en soi et apporte une vision non discontinue, non morcelée, intégrative de la maladie et de la santé. Les différentes étapes et facettes ainsi que les divers impacts de la maladie s’y trouvent tous intégrés, imbriqués de façon indissociable, tel qu’ils le sont dans le corps, l’esprit, la pensée et la vie des personnes souffrantes. Cet apport est plus que précieux pour une prise en soins intégrée et centrée sur la personne et pour la pertinence de structures de soins, souvent organisées de façon verticalisée et par spécialité, laissant peu d’espace à la transversalité.

Vrai – Légitime

Vrai et légitime puisque vécu.

Certifié par l’expérience, le vécu – «l’épreuve du feu».

«Pour moi, ce fut le maillon faible, cette envie de partager la peur inavouée et inavouable. Lorsqu’elle était mise en balance avec l’efficacité des soins et les qualités incontestables des soignants, je la refoulais en culpabilisant, je décrétais qu’il n’y avait aucune place pour elle; mais elle, la peur, n’en faisait qu’à sa tête.» (Claire Allamand)

Pertinent – Impertinent

Parfois perçu comme impertinent car franc, spontané, authentique, pas formaté et lissé. Les émotions, toutes les dimensions ont leur place.

Le savoir patient est toujours légitime, crédible et pertinent par rapport à sa propre expérience au niveau individuel. Cette légitimité, la crédibilité et la pertinence sont un fait, les compétences pour l’exprimer pouvant, elles, varier d’une personne à l’autre.

Individuel et Collectif – Singulier-Pluriel

L’insertion, la réflexion, l’articulation au sein d’un collectif, la pluralité des compétences et des voix renforcent, donnent une autre dimension à cette légitimité/crédibilité/pertinence.

«Lorsqu’on parle de vécu d’une maladie, on fait souvent référence à un parcours. Alors permettez-moi cette métaphore. Imaginez-vous devant une multitude de sommets à gravir. Puis, un camp de base, qui répertorie les parcours potentiels pour chaque sommet. Ce camp de base est composé de professionnels, mais aussi de lucioles. Un patient au moment du diagnostic se retrouve dans ce camp de base. Les professionnels, bien que souvent ils n’ont jamais eu à escalader ces sommets, lui indiquent lequel il devra franchir dans la nuit, l’orientent sur le chemin à emprunter.

Chaque patient a son propre sommet à gravir avec un bagage plus ou moins lourd que lui remettent les professionnels pour y parvenir. Il porte également sa propre croix, qu’il portait déjà bien avant le diagnostic, mais aussi ses propres ressources. Il va devoir trouver son équilibre entre tous ces poids à porter, mais aussi trouver le moyen de recourir à ses ressources pour les alléger. Chaque parcours est plus ou moins sinueux et chaque sommet comporte ses propres dangers.

Le patient est alors propulsé sur un chemin. Il comprend très vite qu’il sera seul car personne ne peut le franchir pour lui. Naturellement, il appréhende, il a peur, peut aussi paniquer, alors pour y parvenir, il sait qu’il devra faire preuve de beaucoup de courage. Ce courage lui donne une petite lueur, un peu comme une luciole.

Il entame son parcours et trouve sur son chemin à plusieurs reprises de nombreuses lucioles. Elles ont cette magie de donner un peu plus de lumière au patient en l’éclairant davantage ou en l’accompagnant pour un bout de son périple. Certaines sont déjà parvenues à gravir leur sommet, d’autres cherchent encore leur chemin bien qu’elles aient déjà franchi certains caps. Fortes de leurs expériences, certaines ont choisi de retourner au camp de base pour soutenir les professionnels à mieux orienter le patient, alors que d’autres préfèrent rester sur les parcours pour l’accompagner. Mais toutes ont ce pouvoir d’aider le patient à rendre son périple peut-être moins éprouvant et lui apporter un peu de chaleur pour qu’il se sente moins seul.

Sans ces lucioles, les professionnels n’ont que le lourd bagage à remettre accompagné de leurs recommandations. En effet, elles forment ensemble un véritable recueil des obstacles rencontrés mis en évidence par leurs différents chemins. Elles ont ce pouvoir de le faire, car elles l’ont vécu. C’est pour cette raison qu’il est absolument essentiel que les professionnels s’entourent de nombreuses lucioles pour former une équipe, car elles seules ont ce savoir, cette connaissance du terrain!

Malheureusement, malgré tous les efforts déjà effectués, les parcours et les sommets restent sinueux, parfois même dangereux. Il reste encore beaucoup à accomplir.

Puis il y a les étoiles, de nombreuses étoiles. Ces lucioles qui se sont malheureusement arrêtées en chemin. Cependant, elles continuent de briller éclairant les obstacles qui les ont fait trébucher, qui doivent être réduits ou même idéalement abolis! Leur lumière reste à jamais essentielle pour mieux accompagner et sécuriser le patient.

Alors imaginez cette pénombre, cette froideur devant lesquelles le patient doit faire face seul, et soudain il aperçoit ces multitudes de lumières.

Reste à savoir quand le patient réalisera qu’il est lui-même devenu luciole dès l’instant qu’il est entré dans le camp de base…» (Ivana Jaton)

«Mon envie permanente est d’être solidaire, aider à ce que cela se passe autrement pour les prochain-es.» Claire Allamand

Multiforme

Se décline, s’exprime sous une multitude de formes: questions, besoins, priorités, regards, valeurs, réflexions, manières de penser et d’agir, représentations, langage, choix… Et avec toute une palette de colorations : reconnaissance pour les soins reçus, soulagement, gratitude envers les soignant-es, dialogue, incompréhension, colère, sentiment d’injustice, perte d’identité, découragement, courage, résilience, force, combativité…

Fédérateur

Une forte implication des patient-es et l’expertise partagée entre patient-es et professionnel-les concerné-es permettent de rassembler, fédérer, malgré des intérêts et des approches différentes, autour d’objectifs concrets de qualité de vie et de qualité de soins, mais aussi concernant le respect de la complexité et du sens des parcours de vie en lien avec la maladie et les traitements.

Elle aide à promouvoir et encourage le travail transdisciplinaire, collaboratif et en réseau, ainsi que la continuité de la prise en soins et du parcours des patient-es.

Le Réseau Cancer Sein/ASAP regroupe 33 organismes membres de différents cantons romands. Il représente une co-construction vivante, généreuse et active d’approches entre professionnel-les de la santé, du social, de la recherche et patient-es, dans une logique de soins intégrés.

Utile – Transformateur – Résilient

Pour soi.

Pouvoir «bricoler» au mieux son parcours, en être conscient-es, car partagé. Facteur de résilience.

Pour d’autres.

«Maintenant, la notion de cadeau pour ce “supplément de programme”, que d’autres malades décédé-es n’ont pas eu la chance d’avoir, est très présente pour moi. Mon envie permanente est d’être solidaire, d’entendre, d’accueillir la souffrance de celles et ceux touché-es par la maladie, aider à ce que cela se passe autrement pour les prochain-es.» (Claire Allamand)

«Rejoint par d’autres, mon vécu personnel a reçu une dimension collective, il est devenu une aventure commune. Ce que j’avais vécu dans les affres de la solitude prenait force et poids dans sa dimension communautaire. Il a pu devenir une parole articulée, élaborée, significative. Qu’il était bon de découvrir, lors du forum2, que la misère de la maladie, la façon dont je me suis débrouillée pour y faire face et la traverser vaille que vaille, pouvaient être recyclées!» (Hélène)

«Quand ses propres mots résonnent auprès des autres, la réflexion personnelle prend du crédit, elle devient utile pour les autres, elle peut donner de l’assise à chaque patient-e qui la reçoit mais aussi à celle qui la donne. La parole revêt une dimension à haut potentiel.» (Martine Anderfuhren)

Le savoir et la participation active des patient-es et de leurs proches est un levier clé de changement, une mine d’or, une expertise pour de nombreux domaines d’application (clinique, parcours de soins, enseignement, recherche, médiatique, politique, etc.). Et ils ouvrent sur des nouveaux domaines: psycho-oncologie, nouvelles formes de soutien, dont de patient-e à patient-e et entre patient-es, soins de support, réadaptation, santé intégrative, médecines complé- mentaires, pratiques collaboratives… L’histoire de l’ASAP regorge d’exemples concrets. Le propos et la taille de cet article ne permettent pas de les décliner avec leurs apports.

Il ne s’agit pas d’une éducation thérapeutique des patient-es dispensée par le personnel soignant pour une adhésion thérapeu- tique. Mais, au contraire, de faire appel aux patient-es en tant qu’« expert-es » pour élargir la connaissance, la médecine, les concepts de santé et nourrir la réflexion du personnel soignant; le former et le perfectionner, ainsi que pour jauger la pertinence des initiatives dans le domaine de la santé.

Afin de construire les ponts d’une nouvelle architecture entre le savoir académique et ces connaissances surgies du quotidien des personnes confrontées à des problèmes de santé, il est essentiel de favoriser et d’aider au développement des synergies entre patient-es, professionnel-les de terrain et le monde de la recherche.

Ce savoir est incontournable, indispensable pour une adéquation des pratiques et des politiques de santé à ce qui fait sens pour chaque individu et au niveau collectif.

On ne saura faire sans lui. Il est inéluctable. •

«La parole revêt une dimension à haut potentiel.» Martine Anderfuhren