Un regard sur la dépression chez les Chinois ordinaires

Il y a un certain temps, à cause d’une rechute dans ma dépression, je fus hospitalisée dans le service psychiatrique d’un hôpital du nord de la Chine.

Lors de ce séjour d’un demi-mois, j’ai eu beaucoup de temps libre pour écrire dans mon journal, tout en recevant un traitement. À la sortie de l’hôpital, non seulement j’avais noué des amitiés avec d’autres patients, mais aussi rédigé des dizaines de milliers de mots. Depuis lors, le journal ainsi que les souvenirs de cette hospitalisation furent scellés et je ne les avais plus jamais rouverts.

Après ma sortie, j’ai commencé à consulter régulièrement un thérapeute et je me suis inscrite sur un grand réseau d’entraide en ligne pour les personnes souffrant de troubles mentaux en Chine. J’y ai rencontré de nombreux patients et leurs proches ayant vécu des expériences semblables aux miennes. Cette vie d’entraide me permettait de me sentir progressivement mieux. Plus tard cette année-là, lors d’un voyage, j’ai aperçu dans le métro une personne portant un sac en tissu avec l’inscription «Commémoration de la sortie de l’hôpital psychiatrique». Soudain, les jours de mon hospitalisation me revinrent à l’esprit.

Ce ne fut que plus tard que je découvris que ce sac était très prisé sur les plateformes d’e-commerce. Ceux qui l’achetaient le faisaient probablement pour s’amuser et afficher leur singularité, mais pour les personnes ayant réellement été hospitalisées, ce sac pouvait évoquer des sentiments ambivalents. Cela me donna l’idée de réorganiser mon journal et de le partager en ligne. Il comprendrait mes observations à l’hôpital, les récits des patients, ainsi que mes réflexions sur la dépression en Chine. Ce sont des considérations personnelles en tant que patiente, et si elles pouvaient apporter ne serait-ce qu’un peu d’inspiration à autrui, j’en serais extrêmement heureuse.

1.Premiers jours d’hospitalisation

Le service psychosomatique fait partie du département de psychiatrie, situé dans un petit bâtiment paisible, à quelques rues de l’hôpital principal. Les patients y sont soignés pour divers troubles mentaux, tels que la dépression et l’anxiété. Le premier jour de mon hospitalisation, portant mes bagages et me servant de la navigation GPS pour trouver le bâtiment signalé par un panneau «Service psychosomatique de l’hôpital XX», il me fallut un moment pour réaliser que cet endroit était souvent désigné sous le nom d’«hôpital psychiatrique». Le gardien à la réception du rez-de-chaussée m’a jeté un regard inquiet et a dit en poussant un léger soupir: «Vous avez l’air tout à fait normal, qu’est-ce que vous venez faire ici?»

Le fait de changer l’appellation du service de «psychiatrique» à «psychosomatique» n’était pas sans refléter une sollicitude humaniste et un progrès social. Cela aidait à préserver l’estime de soi des patients et reconnaissait que ces troubles étaient le résultat d’une interaction complexe de facteurs affectant à la fois le corps et l’esprit, contribuant ainsi à une perception plus rationnelle de ces maladies par le grand public.

Avant mon admission, j’étais «dans mes petits souliers» du fait des nombreux préjugés entourant l’hôpital psychiatrique, mon esprit hanté par des images d’asiles de fous et de prisons panoptiques décrites par le philosophe français Michel Foucault. Je m’imaginais des fenêtres grillagées, des cellules d’isolement, des patients hurlants et des médecins au visage sombre. Cependant, une fois à l’intérieur, ma perception changea radicalement.

Le service psychosomatique de cet hôpital était une unité ouverte, où les patients pouvaient entrer et sortir librement dans la journée. Je n’y ai pas vu de gens ayant perdu la raison, ceux que l’on qualifie parfois de «fous». Les patients ne semblaient pas si différents de ceux que l’on trouvait dans d’autres services. En effet, lorsque les gens sont hospitalisés, ils arborent presque tous un air peu joyeux, voire morose –mais qui pourrait paraître bien en étant malade? De plus, les patients du service psychosomatique n’avaient pas de plaies chirurgicales, ni de bandages visibles sur leur corps. Ils portaient leurs vêtements personnels à la place des tenues de patient, ce qui les rendait moins semblables aux patients hospitalisés typiques.

Si je devais souligner un aspect inhabituel, ce serait le manque de dynamisme généralisé chez les patients du service psychosomatique. Plusieurs d’entre eux présentaient une lenteur évidente dans leurs mouvements, un regard vide et une certaine raideur, des symptômes de la dépression que je connaissais bien depuis longtemps. La dépression prive les gens de leur vitalité.

Au cours de mon séjour à l’hôpital, nombreux furent les patients qui m’ont laissé une impression de douceur, d’humilité et de politesse remarquables. Il était très aisé de s’entendre avec eux. Beaucoup se comportaient avec une grande prudence, ponctuant leurs phrases de «désolé» ou «excusez-moi», redoutant de causer la moindre gêne dans la vie collective de l’hôpital. Je me suis dit que cette adaptation excessive aux autres, au détriment de leur propre bien-être, pouvait être l’une des causes sous-jacentes de leur mal-être.

Il faut noter que le personnel médical et soignant du service psychosomatique était d’une grande bienveillance et d’une stabilité émotionnelle notable. Les infirmières de nuit, en particulier, jeunes femmes dans la vingtaine ou la trentaine, traitaient les patients avec douceur et un sourire chaleureux, ce qui tranchait avec l’impatience et la mauvaise attitude envers les patients parfois observées chez les infirmières de consultation externe.

Je supposais que les infirmières avaient reçu une formation spécialisée pour s’occuper des patients atteints de troubles mentaux. Elles comprenaient qu’elles prenaient soin des personnes en période de vulnérabilité émotionnelle et que maintenir une atmosphère apaisante et offrir de l’affection de manière constante étaient bénéfiques pour leur guérison.

Lors d’une consultation, j’appris que le département de psychiatrie était devenu très «demandé» parmi tous les départements de l’hôpital, et qu’un grand nombre de patients attendaient d’être hospitalisés. En faisant les démarches d’admission, je constatai que dès qu’un lit se libérait, il était rapidement occupé par un nouveau patient, et il n’y avait qu’une chambre triple avec un lit récemment disponible pour moi. Toutes les chambres individuelles et doubles étaient complètes.

Préférant le calme, je me rassurai en pensant que cohabiter avec d’autres patients était finalement un bien, car j’aurais au moins quelqu’un avec qui parler. De plus, cela me donnait l’opportunité d’observer de près les patients. Étant dans un service psychiatrique, comment pouvais-je laisser passer cette chance unique d’observer une variété de troubles mentaux? C’était là que résidait mon intérêt!

Ainsi, j’emménageai mes affaires dans la chambre, qui hébergeait déjà un couple, la femme étant la patiente et son mari l’accompagnant. Peu après, une autre femme fut admise comme patiente, et notre chambre fut alors au complet.

2.La routine dans l’hôpital

La routine dans l’hôpital était très réglementée; mon horloge biologique s’était avancée d’environ deux heures par rapport à chez moi. Presque tous les patients se levaient vers 5 ou 6heures du matin; après le petit-déjeuner, une infirmière venait distribuer à chacun ses médicaments, emballés dans de petits sachets transparents. Après le déjeuner et le dîner, ainsi qu’avant le coucher, les médicaments étaient distribués une nouvelle fois. À 21heures, les lumières étaient éteintes dans toutes les chambres pour dormir.

«Le département de psychiatrie était devenu très "demandé" parmi tous les départements de l'hôpital... dès qu'un lit se libérait, il était rapidement occupé par un nouveau patient.»

Après l’ouverture de l’hôpital à 8heures du matin, les médecins commençaient leur tournée dans les chambres. Elle était généralement dirigée par un médecin-chef de niveau professeur, suivi par quelques médecins subalternes et d’internes. Cela me rappelait les scènes humoristiques des séries médicales japonaises où le directeur de l’hôpital effectuait sa ronde quotidienne avec un grand déploiement de ses subalternes qui le suivaient humblement. Les infirmières de garde prenaient très au sérieux l’arrivée du médecin-chef et demandaient à l’avance aux patients de reprendre leurs vêtements qui avaient été lavés et suspendus dans le couloir la nuit précédente et de remettre en ordre leurs effets personnels.

Peu après, une volée de blouses blanches entrait par la porte, comme un coup de vent; de nombreux pieds sous les blouses, portant toutes sortes de chaussures –en cuir, baskets, Crocs–, encerclaient rapidement mon lit. Plusieurs paires d’yeux apparaissant au-dessus des masques me fixaient toutes, comme si elles observaient un sujet d’étude.

Le jeune médecin chargé de mon dossier commençait à le présenter au médecin-chef, lisant attentivement ses notes dans un petit carnet, comme un étudiant faisant un rapport à son professeur. Le chef interrogeait sur mon état émotionnel actuel et mes réactions aux médicaments, tout en prenant le temps d’enseigner certaines connaissances aux jeunes médecins présents, qui l’écoutaient tous avec respect et attention.

En dehors de la prise de médicaments et de la visite du professeur, il y avait aussi des séances de physiothérapie pendant la journée. Il s’agissait d’un appareil de stimulation électrique cérébrale, pendant le traitement, les patchs reliés à l’appareil par des fils étaient collés derrière les oreilles des patients. On disait que le courant électrique servait à améliorer la circulation sanguine dans le cerveau et favoriser la récupération des fonctions nerveuses. Tous les patients prenaient ces séances au sérieux, aucune n’était manquée.

Depuis la fenêtre de la chambre d’hôpital, en regardant au-delà de quelques immeubles, on pouvait apercevoir au loin des cerfs-volants qui faisaient timidement leur apparition au-dessus des toits. À proximité se trouvait une vaste place, où les gens avaient l’habitude de les faire voler. Parfois, un ou deux se balançaient dans le ciel, de temps à autre plusieurs flottaient comme un groupe de têtards. Ils avaient toutes sortes de formes: poisson, papillon, triangle, losange, mille-pattes,etc. Des couleurs fluorescentes et criardes se détachaient ainsi sur le fond livide du ciel et des immeubles en béton, visibles de n’importe quel point de vue. Après la tombée de la nuit, d’autres cerfs-volants équipés de lumières LED grimpaient lentement, avec de petites ampoules rouges et vertes clignotant et montant contre le rideau noir de la nuit, comme s’ils cherchaient à atteindre le firmament sublime de l’univers. Coincés depuis longtemps dans la chambre, mes compagnons d’hospitalisation et moi regardions souvent ces cerfs-volants avec une attention rêveuse, trouvant du réconfort dans le spectacle de leur paisible navigation.

3.Deux paysannes

Je partageais la chambre avec deux autres femmes. Toutes deux étaient des paysannes d’environ 50ans. Grâce aux expériences passées en tant que journaliste, malgré ma nature introvertie, j’aime bavarder avec des personnes de tous les milieux, ce qui m’a permis de rapidement comprendre leur situation.

La femme occupant le lit en face du mien se prénommait Gui Xiang (pseudonyme). Elle venait d’un village reculé, ayant parcouru une grande distance pour se faire soigner en ville. Elle et son mari vivaient de la culture du maïs et du soja, leurs champs se trouvant sur les pentes des collines, et ils élevaient onze bovins pour labourer ces champs. Moi, qui avais toujours vécu en ville, je n’avais vu que des tracteurs et je ne connaissais que l’«agriculture moderne» ou la «mécanisation intelligente» clamée par les médias. Cependant, je ne savais pas que dans certaines régions montagneuses, labourer avec des bœufs était encore primordial, les pentes abruptes rendant l’utilisation des tracteurs dangereuse. Quelle ignorance de ma part! D’habitude, le couple se levait à 4heures du matin pour nourrir les bovins et commençait sa journée de travail. Pendant les périodes creuses, il se distrayait en allant pêcher ou en jouant au mahjong, apparemment comblé par cette existence.

Ce qui m’a étonnée, c’était que Gui Xiang et son époux étaient devenus grands-parents avant même d’avoir 40ans, alors que dans ma famille, nous en restions à deux générations; eux avaient déjà franchi le cap des trois. Leur fils aîné s’était marié avant ses 20ans à l’encontre des souhaits initiaux de ses parents, qui redoutaient qu’il reproduise leur schéma de vie. Cependant, leur plus jeune fils n’avait que 24ans. Il était constamment en déplacement à travers le pays pour son travail et ne songeait pas encore au mariage, ce qui préoccupait grandement le vieux couple.

Celui-ci était curieux à mon propos, cette «fille de la ville» (c’était ainsi qu’il m’appelait) qui passait ses journées devant un ordinateur. Quand Gui Xiang et son époux parlaient trop fort, ils se rappelaient l’un à l’autre de baisser la voix pour ne pas me déranger dans mon travail. J’ai été souvent touchée par leur considération. Ils m’ont invitée à les visiter après ma sortie de l’hôpital, me promettant du maïs cultivé dans leur jardin derrière la maison, expliquant que celui vendu était cultivé avec des engrais chimiques et, bien que plus gros, ne rivalisait pas avec le goût pur et non pollué du maïs de leur propre potager.

L’autre femme, Zong Hua (pseudonyme), vivait en banlieue et passait la plupart de son temps à travailler dans un restaurant en ville. Elle avait deux fils, des jumeaux dans la trentaine. Elle racontait que son aîné, programmeur à Pékin, gagnait bien sa vie, avec un salaire mensuel dépassant les 20000yuans et des primes annuelles allant jusqu’à 50000 ou 60000yuans (soit 6000 ou 7500francs suisses). Il était payé 15yuans de l’heure pour les heures supplémentaires, travaillant parfois jusqu’à 3 ou 4heures du matin. Il ne comptait pas acheter d’appartement à Pékin ni s’y marier, préférant économiser pour retourner s’installer dans la ville provinciale de ses origines. Le cadet, resté au pays natal, avait un emploi stable et vivait avec sa copine depuis quelques années, sans empressement à se marier ou avoir des enfants, source d’inquiétude pour Zong Hua, qui aspirait à devenir grand-mère.

Zong Hua et Gui Xiang, toutes deux paysannes, se sont rapidement entendues, échangeant sur leurs expériences agricoles.

Quant à leur état de santé, elles souffraient de troubles mentaux similaires, tels que l’anxiété et la dépression, causés par des disputes familiales mineures et des déséquilibres hormonaux liés à la ménopause. À leur arrivée, elles avaient des symptômes somatiques manifestes, comme des vertiges, des palpitations et des sensations alternées de chaud et de froid.

Sous l’effet des médicaments, l’état de Gui Xiang s’améliora; sa joie de vivre et son enthousiasme éclatèrent rapidement. Avec son visage large et expressif et son rire retentissant, elle semblait toujours débordante d’énergie. Avant son hospitalisation, personne dans son village n’aurait pu deviner qu’elle avait souffert de dépression.

Contrairement à Gui Xiang, Zong Hua était extrêmement sensible et méfiante. Elle s’isolait souvent dans ses pensées, marmonnant seule dans la chambre. Son visage ridé et étroit, comme une datte séchée, était constamment froncé, comme si elle endurait une douleur indescriptible mais immense. Elle avait des craintes paranoïaques, redoutant parfois une infidélité de son mari ou craignant d’avoir contracté le Covid-19, ce qui la tourmentait sans cesse. Après tant de souffrances, elle se tourna vers Dieu, trouvant réconfort et consolation dans les pièces de musique sacrée qu’elle écoutait chaque nuit avant de s’endormir. Une musique chrétienne adaptée au contexte chinois, souvent interprétée par des voix âgées et empreintes de tristesse.

De Gui Xiang et Zong Hua, j’ai été surprise de découvrir que les maladies psychiatriques telles que l’anxiété et la dépression ne choisissent pas leurs victimes, et que les mêmes symptômes peuvent affecter des personnes de caractères diamétralement opposés.

Peu après sa sortie de l’hôpital, Gui Xiang a maintenu le contact avec moi. Elle me montrait à travers WeChat vidéo les maisons neuves du village, les routes asphaltées luisantes, la grande cuisinière en brique et les petits pains blancs encore fumants. Elle m’expliqua qu’elle envisageait de souscrire à une assurance maladie pour les affections psychiatriques chroniques, pour bénéficier de remboursements plus conséquents. Plus tard, nos contacts sont devenus moins fréquents. Après tout ce temps, je me demande: comment vont Gui Xiang et Zong Hua maintenant?

4.Les vieux silencieux

Après quelques jours d’hospitalisation, j’ai commencé à mieux connaître les patients de notre service. Parmi eux se trouvaient des fonctionnaires, des chercheurs, des salariés d’entreprises, des commerçants indépendants, des paysans et des retraités, âgés de 20 à 80ans.

Récemment, une vieille dame de 79ans a été admise dans notre service. Ses cheveux d’argent encadraient un visage émacié. À chaque passage devant sa chambre, je la trouvais soit allongée sur le côté, face au mur, soit assise sur son lit, les yeux clos. Son fils restait à ses côtés, absorbé par les jeux vidéo sur son smartphone. Un matin, en croisant la vieille dans le couloir, j’ai remarqué quelques grains de riz éparpillés sur le bas de sa veste. Le soir, ils y étaient toujours, témoignant de l’inattention de son fils.

Une autre patiente, veuve octogénaire, s’était présentée seule à l’hôpital sans accompagnement. Selon les infirmières, beaucoup de vieux patients comme elle se sentaient physiquement mal sans pourtant que l’on puisse diagnostiquer de maladie après des examens complets, et étaient alors orientés vers le service de psychiatrie par des médecins d’autres services.

Nous étions un peu surpris de voir ces personnes âgées chercher de l’aide médicale ici. Les patients se questionnaient sur ce qui pouvait les tourmenter à cet âge. Souvent, à tort, nous supposons que l’âge apporte sérénité et bonheur de la retraite, ne remarquant que les aînés qui dansent, chantent, jouent aux échecs chinois dans les parcs ou chérissent leurs petits-enfants, tandis que ceux qui restent assis toute la journée sont relégués dans l’ombre de l’oubli.

Aujourd’hui, nous valorisons de plus en plus la santé mentale et être atteint de dépression n’est plus un sujet tabou. Pourtant, la société semble se préoccuper principalement des étudiants, des jeunes adultes et des groupes sous forte pression. Sur Internet, des termes tels que «parent-tigre», «salarié exploité», «course effrénée» ou «famille dysfonctionnelle» sont débattus avec ferveur. Les jeunes ont appris à chercher de l’aide auprès des psychologues face aux problèmes émotionnels, comme le font les Occidentaux. Des organismes sociaux mettent en place des ateliers psychologiques destinés à réparer les relations parents-enfant, et ces derniers connaissent un succès retentissant. Les conseillers psychologiques abondent sur des plateformes telles que TikTok, Kuaishou et Xiaohongshu (Little Red Book); certains partagent leur expertise sérieusement, d’autres cherchent à attirer l’attention par des connaissances très superficielles et de belles paroles ronflantes.

Néanmoins, ces discours semblent destinés essentiellement aux jeunes, et les voix des personnes âgées s’éteignent presque.

Comparés aux jeunes, les taux de consultation en psychiatrie des personnes âgées sont bien plus faibles. Beaucoup d’entre elles, par manque de connaissances, ne reconnaissent pas ou n’admettent pas qu’elles souffrent de troubles mentaux. Elles peinent à communiquer leur mal-être à leur entourage. Les cabinets de conseil psychologique les voient donc rarement franchir leur seuil. De plus, la dépression chez les aînés s’accompagne souvent de douleurs physiques, compliquant son identification et son diagnostic. Si nous nous soucions de leur santé physique, il est essentiel de ne pas négliger leur bien-être mental. Avec l’âge, les maladies, la solitude et l’approche de la fin de vie, la dépression peut s’installer insidieusement, tel un nuage sombre. Prendre soin des personnes âgées aujourd’hui, c’est aussi prendre soin de nous-mêmes demain.

5. Le jeune homme qui se frappait la tête contre le mur

On dit que l’on ne réalise la souffrance des êtres vivants qu’après avoir séjourné à l’hôpital. Cette vérité me semble encore plus convaincante après mon expérience dans un service de psychiatrie. Depuis ma sortie, l’image du jeune homme se cognant la tête contre le mur ne cesse de me revenir, accompagnée de ce bruit sourd, «dong», «dong», «dong», encore et encore, une scène difficile à oublier.

Il a été admis juste après le départ de mon amie Gui Xiang. La première à entrer a été sa grand-mère, une vieille femme maigre et voûtée. Derrière elle, un jeune homme aux sourcils fournis et aux grands yeux, vêtu d’un bel uniforme scolaire bleu foncé et chargé de nombreux paquets. Mesurant presque deux mètres, il semblait être un petit géant, passant juste sous le cadre de la porte, une apparition marquante.

La grand-mère, épuisée, s’est rapidement allongée sur le lit pour se reposer. Je croyais qu’elle était la patiente, mais j’ai appris bientôt que c’était en fait ce grand jeune homme de 17ans, à l’allure vive et robuste.

Le jeune était très sociable et m’a tout de suite appelée «grande sœur», partageant avec moi ses goûts pour la musique et les jeux vidéo. Malheureusement, moi, «sœur» de bien plus de 30ans, je ne connaissais que peu les centres d’intérêt des adolescents de son âge et, après quelques échanges, il s’est ennuyé et s’est mis à jouer seul sur son smartphone. Lorsque l’infirmière est arrivée, leur conversation enthousiaste donnait l’impression de retrouvailles après une longue séparation. C’est alors que j’ai compris que ce n’était pas sa première hospitalisation.

 «J'ai été surprise de découvrir que les maladies psychiatriques telles que l'anxiété et la dépression ne choisissent pas leurs victimes, et que les mêmes symptômes peuvent affecter des personnes de caractères diamétralement opposés.»

Je le prenais pour un autre adolescent déprimé, comme il y en avait tant dans cet hôpital. Mais tout a basculé le jour de son admission. Dans le couloir, il a soudainement commencé à hurler en se tenant la tête, puis a chancelé et est tombé, glissant sur le sol avant de s’effondrer sur le dos. Il se tordait de douleur, les orteils crispés. Quand la douleur devenait insupportable, il se frappait désespérément la tête contre le mur. Le bruit a attiré de nombreux patients, qui sont sortis dans le couloir pour voir ce qui se passait.

Les autres patients se sont précipités pour alerter les infirmières, qui, dépassées, ont appelé des médecins. Après un effort considérable pour le calmer et le porter, ils l’ont finalement ramené dans sa chambre. L’incident a bouleversé tout le monde, sauf la grand-mère du jeune homme, qui restait assise sur le lit, visiblement accoutumée à ces scènes, avec sur son visage les marques d’une tristesse de longue date.

J’ai par la suite appris que de telles crises céphaliques se produisaient plusieurs fois par jour. Depuis des années, la vieille dame accompagnait son petit-fils au quotidien, le voyant se cogner la tête contre le mur, impuissante et le cœur lourd. Comment pourrait-elle, avec son petit corps d’un mètre cinquante, maîtriser un géant de deux mètres?

Lors de chaque crise, il ne pouvait rester au lit et devait s’allonger par terre pour trouver un peu de répit ou continuer à se frapper la tête contre le mur, effrayant les patients de l’autre côté. Les crises survenaient jour et nuit, et je me retrouvais souvent réveillée par le bruit de ses coups après m’être endormie. Après quelques jours, j’ai demandé à être transférée dans une chambre de l’autre côté du couloir. Quand il m’a vue, son visage s’est assombri, mais il n’a pas eu de crise. Il devait être habitué à être évité et craint.

En discutant avec la vieille dame, elle m’a dit que la grande taille de son petit-fils pouvait être liée à une production excessive d’hormones de l’hypophyse. Avec mes connaissances médicales limitées, je savais que les dysfonctionnements de l’hypophyse pouvaient provoquer des céphalées, mais alors, pourquoi était-il en unité psychiatrique et non en neurologie ou en endocrinologie?

Elle a ensuite évoqué de manière décousue que le père du jeune homme les avait abandonnés, lui et sa mère, il y a longtemps et n’était jamais réapparu. Les céphalées et l’anxiété avaient commencé après le départ du père. Aujourd’hui, la mère du jeune homme travaillait à l’étranger pour financer son traitement, laissant la grand-mère l’accompagner à l’hôpital. Elle a confié que son petit-fils avait tenté de se suicider à plusieurs reprises, ne supportant plus la douleur, et qu’elle-même, vieillissante et affaiblie, se demandait combien de temps elle pourrait encore l’accompagner, émouvant aux larmes les autres patients présents.

L’idée de souffrir de céphalées insupportables jour après jour me dépasse, et je me demande combien de temps je pourrais tenir face à une telle épreuve. Pourrais-je faire mieux que ce jeune homme?

Peut-être en raison de sa douleur chronique, le jeune homme avait développé une personnalité capricieuse et irritable. L’hôpital proposait deux types de repas: un «repas nutritif», qui se composait d’une grande quantité de riz avec peu de légumes et de la viande, à la fois cher et peu appétissant, et un autre sous forme de boîte-repas, équilibré et savoureux, mais bien moins cher. La majorité des patients préférait le second choix. Cependant, le jeune homme, persuadé que plus c’est cher, meilleur c’est, commandait obstinément le «repas nutritif» pour deux personnes trois fois par jour.

La grand-mère, qui lorgnait mon repas en boîte, avait plusieurs fois suggéré de changer leur commande, mais son petit-fils rejetait toujours l’idée impatiemment. Le «repas nutritif» comprenait cinq ou six liang (un liang équivaut à environ cinquante grammes) de riz par portion, avec trois portions par jour, la vieille dame ne pouvait tout simplement pas tout manger, et une grande partie finissait à la poubelle. Le jeune homme, imperturbable, continuait de commander le même repas.

Je compatissais avec sa mère qui travaillait dans un restaurant en Corée du Sud. C’était une femme menue qui appelait souvent depuis son petit studio loué; je l’avais vue une fois lors d’un appel vidéo sur le portable du jeune homme. Elle avait l’air forte et résiliente, souriant toujours pour encourager sa famille.

Ils ne sont pas restés longtemps à l’hôpital; en raison des plaintes des autres patients face au bruit perturbateur causé par le jeune homme, l’hôpital a été contraint de le faire sortir plus tôt pour continuer son traitement en ambulatoire. Je ne veux pas me remémorer mon séjour à l’hôpital, et ce dont je veuille le moins me rappeler, c’est de lui. Suite à l’apaisement de la pandémie et la levée des contrôles aux frontières, la mère du jeune homme devrait enfin revenir au pays pour leur rendre visite. Et les trois générations devraient pouvoir se retrouver, n’est-ce pas?

6. Vers une plus grande attention portée à la dépression chez les personnes ordinaires

Gui Xiang et Zong Hua appartiennent à deux catégories de la population, les ruraux et les femmes, qui sont toutes deux des groupes à haut risque de dépression. Malgré les prises de parole des professionnels et les efforts inlassables des médias pour vulgariser le sujet, je pense encore aujourd’hui que notre société entretient de nombreux préjugés à l’égard de maladies mentales, tels que la stigmatisation, l’élitisme, la romantisation, entre autres. Un collègue de travail plus âgé m’a confié qu’il croyait que «la dépression est souvent une maladie chez des personnes plutôt douées et intelligentes».

Si nous élargissons notre perspective au-delà de nous-mêmes, nous nous rendons compte que, comme d’autres maladies physiques, la dépression est en fait une maladie répandue qui ne dépend pas directement de la profession, du revenu, du niveau d’éducation, ni même du caractère d’une personne. Néanmoins, il est vrai que la dépression a ses «cibles privilégiées» et de nombreuses recherches scientifiques, en Chine et à l’international, ont montré que des groupes vulnérables sont principalement touchés par cette maladie.

Un article sur l’enquête des maladies mentales en Chine, publié dans The Lancet Psychiatry en 2021, relève que la distribution de la dépression dans notre pays est étroitement liée à une série de facteurs sociaux. Selon le recensement national de 2012 à 2015, le taux de prévalence des troubles dépressifs chez les femmes est supérieur à celui des hommes; il est plus élevé chez les personnes séparées, veuves ou divorcées par rapport à celles mariées ou en cohabitation; et le taux de prévalence de la dépression durant l’entier de la vie chez les chômeurs, les retraités et les femmes au foyer est supérieur à celui des actifs.

La pandémie de Covid-19 des trois dernières années, accompagnée par la récession économique du pays, ont ajouté de nouvelles dimensions à la dépression et à l’anxiété. Personnellement, lors des crises de dépression insupportables, il m’est arrivé d’appeler des lignes d’écoute pour chercher du soutien psychologique, et j’ai remarqué qu’il devenait plus difficile d’accéder à ces services pendant l’épidémie, vu l’augmentation des appels en attente. Ce n’est qu’en discutant avec des amis qui travaillent sur ces lignes de soutien que j’ai confirmé que mon ressenti n’était pas sans fondement. L’isolement, le deuil des proches, les difficultés économiques et l’incertitude quant à l’avenir ont gravement affecté la santé mentale des Chinois.

Dans des hôpitaux psychiatriques réputés des grandes villes, j’ai vu de nombreux patients et leurs proches en quête d’espoir. Venant de toutes les régions du pays, fatigués et épuisés, ils ne sont point différents des patients des autres services; ce sont les Chinois les plus ordinaires.

Je souhaite que les gens, au-delà de se préoccuper de la dépression des classes moyennes et des «cols blancs» des grandes villes, se soucient également des habitants des zones reculées et de cet immense groupe de personnes souffrant de troubles mentaux qui restent au village; qu’ils s’intéressent non seulement aux étudiants dépressifs des universités de Tsinghua ou de Pékin qui aspirent au perfectionnisme, mais aussi aux étudiants des universités et collèges ordinaires et à ceux qui sont défavorisés; qu’ils se soucient des adolescents, ces «soleils de 8 ou 9heures du matin», mais également des personnes âgées au crépuscule de leur vie et vivant seules, qui n’ont que leur ombre en guise de consolation.

Je suis souvent reconnaissante envers les célébrités et personnalités publiques qui partagent courageusement leur vécu marqué par la dépression, contribuant ainsi à sensibiliser la société à la santé mentale. Mais il faut admettre que, dans tous les milieux, que ce soit sur Internet ou dans la vie réelle, ceux qui ont la parole sont toujours minoritaires; la majorité, souvent privée de la capacité de s’exprimer spontanément, reste dans l’ombre, ce qui est particulièrement vrai dans le domaine des maladies mentales.

J’espère que notre société, tout en prêtant attention aux dépressions des célébrités et des élites, se concentrera également sur celles des personnes ordinaires.

«La pandémie de Covid-19 des trois dernières années, accompagnée par la récession économique du pays, ont ajouté de nouvelles dimensions à la dépression et à l'anxiété.»

 

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Ce texte a été rédigé en chinois et en français par Cui Yue, chinoise, traductrice et ancienne journaliste, affectée par la dépression depuis dix ans. Gérald Béroud et Christophe Gallaz en ont assuré la relecture, suggérant quelques menues retouches, lesquelles n’altèrent en rien ni le contenu ni la forme du texte.

Les noms et prénoms des personnes chinoises mentionnées dans le texte, y compris ceux de son auteure, sont indiqués dans cet ordre selon l’usage et la tradition dans leur pays.