Bricoler

Voyage auto-ethnographique au cœur des compétences «complémentaires» de la santé intégrative

En tant qu’anthropologue, au cours de mes recherches de doctorat, j’ai exploré l’univers des médecines dites «complémentaires». Dans le cadre de l’initiative « Santé intégrative & Société » de la Fondation Leenaards, j’explore depuis quelque temps le monde de la médecine dite «conventionnelle». Le défi anthropologique est de favoriser une meilleure compréhension entre ces deux «cultures».

Dans cet article, en alliant mon regard de chercheuse à mon expérience de patiente, je cherche à mettre en évidence, à expliciter, à articuler les compétences qui, parce qu’elles n’ont pas été valorisées socialement et économiquement, tendent à disparaître de la médecine «conventionnelle» et à resurgir dans les médecines dites «complémentaires».

Dans l’optique de mieux cerner ces compétences, de leur donner une visibilité, un vocabulaire, je vous invite à m’accompagner dans mon voyage auto-ethnographique au cœur de six consultations avec cinq thérapeutes complémentaires. Ce processus m’a conduite à identifier cinq compétences clés. Cinq compétences déployées par les différentes thérapeutes qui me semblent d’une grande importance: la capacité d’accueillir l’inconfort, les contradictions; la capacité d’accompagner l’incertitude relative à toute transformation; la capacité d’explorer la singularité et la complexité d’une situation par le biais des sensations; la capacité à conscientiser le «non-verbal»; et, parallèlement, la capacité à ressentir le conceptuel.

Auto-ethnographie d’un itinéraire thérapeutique

Après la naissance par césarienne d’Isaac, des douleurs lancinantes au bas du dos et dans le bas-ventre m’amènent à consulter. La gynécologue investigue par le biais d’ultrasons ce qui pourrait être à l’origine de ces douleurs. Elle retient deux hypothèses objectivées par les échographies: les adhérences de la cicatrice de la césarienne et l’adénomyose, qui par ailleurs perturbe mon cycle. La possibilité d’une intervention chirurgicale pour « éliminer» les adhérences est rapidement écartée par crainte de favoriser l’apparition d’autres adhérences. Il est convenu que je prenne une contraception orale avec aménorrhée. Si les résultats sont relativement probants sur la ménorragie, les hormones affectent trop mon humeur et n’atténuent pas vraiment les douleurs. Je décide de ne pas poursuivre le traitement. Nous sommes en 2017 et c’est l’acupuncture qui me permettra de gérer les perturbations du cycle mais pas les douleurs pelviennes chroniques. Je m’habitue à vivre avec ces douleurs «en sourdine».

Dans le cadre de ce projet auto-ethnographique, je contacte plusieurs « thérapeutes complémentaires» pour chercher d’autres pistes susceptibles de me soulager ainsi que pour étudier les différentes manières d’envisager une même problématique, les mêmes douleurs. Ainsi, je me rends tour à tour chez une médecin généraliste, homéopathe et phytothérapeute, chez une naturopathe qui pratique le yoga pré et postnatal, chez une ostéopathe qui pratique la thérapie cranio-sacrale, la posturologie, la kinésiologie et d’autres gymnastiques rééducatives, chez la sage-femme qui m’a accompagnée lors de ma deuxième grossesse et avec qui j’ai découvert l’hypnose et, enfin, chez une physiothérapeute qui pratique la somatic experiencing.

La médecin généraliste, homéopathe et phytothérapeute m’amène à prendre conscience que les douleurs que je décris sont présentes depuis ma première grossesse et non pas depuis la césarienne dont j’évoque les adhérences comme principale cause possible. En partant de l’adénomyose, elle me questionne sur l’alimentation. Elle mentionne que, pour elle, «l’adénomyose, c’est vraiment une stagnation du sang dans le bassin, qui peut venir d’un déficit d’élimination des hormones par le foie ». Dès lors elle m’explique comment le grignotage que je pratique avec assiduité amène mon foie à être trop occupé pour se charger encore d’éliminer les hormones. Pour tenter de réduire le grignotage et agir sur ses causes émotionnelles, elle me propose de recourir aux fleurs de Bach. Sur la base de nos échanges, qui ont duré un peu plus de quarante minutes, elle passe en revue la liste des fleurs. Je l’observe être en lien à la fois avec mon histoire et son ressenti et traduire cela en fleurs de Bach. Ce mélange de plantes doit m’aider à «garder ma ligne», fondée sur mon intuition, affirmer mes certitudes intérieures, sans me laisser déstabiliser par les influences extérieures, sans non plus chercher à me calmer, m’endormir au travers de l’action de l’insuline générée par l’action du sucre.

Le rendez-vous suivant avec la naturopathe se transformera en une séance de yoga personnalisée. En effet, lorsque j’évoque mon vécu de la césarienne, je lui fais part de mon impression d’avoir été « mutilée dans ma puissance de femme». De la même manière, en explorant le ressenti de la douleur présente, j’expose combien cette cicatrice me «coupe en deux», combien, depuis que je suis mère, je suis sans cesse «tiraillée» entre mes aspirations professionnelles et intellectuelles (que j’associe au haut du corps et à une polarité plutôt masculine) et mon instinct de mère (que j’associe au bas du corps et à une polarité plutôt féminine peu valorisée dans notre société). À partir de là, elle me proposera d’exercer une respiration en vagues pour « relier» le haut et le bas. Cette « respiration du victorieux» répétée plusieurs fois, tout en portant une attention détaillée à toutes

«Je suis sans cesse “tiraillée” entre mes aspirations professionnelles et intellectuelles [...] et mon instinct de mère.»

les zones du corps, m’amènera effectivement à me sentir plus entière. Cette respiration me permettra aussi de prendre conscience de combien «automatiquement» je creuse le thorax, comme pour me protéger, ce qui crée des tensions au niveau du ventre et du dos.

Lorsque j’arrive chez l’ostéopathe, elle mentionne, avec son accent méditerranéen: «La chose qui m’intéresse, c’est le vécu. La douleur. Comment vous la vivez, pourquoi, depuis combien de temps. Après, d’après ça, c’est mes mains qui travaillent. […] j’interpelle votre corps qui me donne des réponses… j’écoute, j’essaye de sentir comment vous réagissez à mon contact, je sens les zones où il y a un transfert.» Après une longue anamnèse au cours de laquelle elle passe en revue tant mon passé chirurgical, mes éventuels accidents ou maladies, ainsi que ma manière de voir, d’entendre, de positionner ma langue dans ma bouche, de dormir ainsi que les antécédents familiaux, elle sentira les zones de mon corps avec lesquelles «il n’y a pas de transfert». Elle mettra aussi en évidence la zone du thorax, au niveau du cœur, de face et de dos. Elle me prend en photo, me filme en train de marcher, avant de m’installer devant un miroir. Son intention est de m’aider à prendre conscience de ce qu’elle identifie grâce à son regard d’expert et son ressenti. Elle me fera sentir comment j’alterne entre, d’une part, une posture de repli, avec les épaules recroquevillées, le thorax creusé et, d’autre part, une posture de compensation dans laquelle je creuse le dos, cambre le bassin, bombe le torse et sort le ventre. À partir de là, elle m’explique comment elle va libérer la «fascia profonde», libérer les tensions au niveau du diaphragme, pour favoriser un juste équilibre, « parce qu’elle va aider aussi tous les problèmes en lien avec l’endométriose, l’adénomyose… ces techniques que je vous propose, elles libèrent… donc on peut enlever ces douleurs parce qu’on libère la fascia profonde… d’accord?».

Au cours des semaines qui suivent, grâce à ce travail de conscientisation, j’identifie dans mon quotidien des situations qui m’amènent à chercher à « creuser le thorax», fermer et durcir le diaphragme, comme pour me protéger, grignoter pour me rassurer, puis «surcompenser » en cherchant à « ouvrir », « étirer », sans être « alignée». J’observe qu’effectivement, étrangement, mes douleurs dans le bas du dos et le bas-ventre s’estompent lorsque je « lâche prise sur le diaphragme». Mais je prends également conscience combien il m’est difficile de «lâcher prise» volontairement au niveau de cette région du cœur. La «respiration du victorieux» m’aide à retrouver la bonne tension, tout au long de la «fascia profonde», à libérer mon bassin.

Mais plus encore, ce sont les «images», au travers de ma pratique de l’autohypnose, qui permettent que « ça se libère», plutôt que de chercher volontairement à ouvrir mon diaphragme.

Pour aller plus loin et pratiquer l’hypnose accompagnée, je retourne voir la sage-femme qui m’a fait découvrir l’hypnose. Dès le premier instant, elle me rend attentive à mes perceptions. Est-ce que je souhaite plus ou moins de lumière, qu’on allume le ventilateur ou qu’on ouvre plutôt la fenêtre? Y a-t-il trop de bruit si on ouvre la fenêtre? Je lui raconte le parcours dont je viens de vous faire part. Au terme de mon exposé et des échanges qu’il suscite, elle me demande si l’objectif de la séance d’hypnose ne serait pas de «trouver la bonne place»? Une «bonne place», au-delà des tensions, des polarités entre le haut et le bas, le trop ouvert et le trop fermé. Dans cette optique, elle m’invite à «choisir ma place» dans l’espace de la pièce consacrée à l’hypnose, où il y a un fauteuil, un matelas, des coussins. L’histoire qui se raconte au gré de la «transe hypnotique» m’amène à trouver un « chemin de traverse» après avoir expérimenté le blocage de ma respiration, la fermeture au niveau du diaphragme, lorsque, arrivée à un croisement, je me trouve incapable de choisir une direction.

C’est le début de l’été, après ces quatre différentes séances, je ne grignote plus entre les repas et je m’ouvre au niveau du diaphragme. Je suis en bonne voie pour retrouver ma ligne, ma place en équilibre entre les polarités, mais sans le savoir… je marche sur un fil… Les angoisses que je ne fréquentais plus depuis quelques années reviennent me tenir compagnie avec insistance.

Les vacances sont terminées. Lorsque j’évoque les angoisses qui m’assaillent à la sage-femme que je suis revenue voir, je mime avec les poings serrés, alignés sur mon sternum, combien ça s’est resserré, refermé au niveau du cœur, du diaphragme. Elle me reflète alors instantanément: «Dans ton corps, quand tu dis ça et que tu montres ça, je vois aussi la force de… tenir… parce que quand il n’y a pas le contenant (nous avons évoqué le contenant archétypique de la lune pour les femmes, le contenant plus grand sur lequel s’appuyer pour contenir), il vaut beaucoup mieux tenir…» Cela me rappellera que dans la présentation des fleurs de Bach que la médecin homéopathe me préparait, elle avait insisté sur le contenant de la coquille de noix:

«Le noyer il est intéressant parce que, comme la noix avec sa coquille, il permet de se protéger d’influences extérieures… pour rester dans sa force intérieure et dans son autonomie…». Ces réflexions nous conduiront vers une « transe hypnotique» autour de la notion de « contenant». Avec cette intention, la sage-femme me demande comment je souhaite m’installer «pour recevoir l’appui physique dont tu as besoin… qui pourrait devenir un contenant, mais déjà un support…». Cette fois-ci je choisis le fauteuil avec son haut dossier et ses bras accueillants.

Le voyage hypnotique s’achèvera sur la quête de la «femme-sage» en moi, en lien avec la «sage-femme» en face de moi, comme appui mais aussi comme contenant, pour oser m’ouvrir et avancer en équilibre sur la ligne qui tend plutôt à me couper en deux depuis que je suis devenue mère, dès le début de ma première grossesse, en fait. Je réalise alors seulement combien il n’est pas anodin que je sois retournée voir une sage-femme, dont le rôle est d’accompagner les mères en devenir. Relation singulière dans mon histoire personnelle, je suis retournée la voir, elle, qui m’a accompagnée, soutenue, alors que je «contenais» ma fille. Mais, dans cette recherche portant sur la légitimation du care, je suis aussi retournée voir une professionnelle au statut particulier dans le monde médical. Selon les dires d’une infirmière: «Les sages-femmes, elles ont un statut à part en Suisse, elles ont un droit de prescription que moi je n’ai pas en tant qu’infirmière», et elle rajoute: «Il y a quelque chose qu’on apprend très fort dans le milieu hospitalier, c’est que quand il y a une urgence, il y a toujours quelqu’un qui se met en position de leader et qui reste un peu en «méta», en dehors du truc, pour rester la tête froide et pour donner les ordres. De ce que j’ai pu voir, en obstétrique, c’est la sage-femme et non pas le médecin, qui va se mettre devant, qui prend le lead.» Les sages-femmes sont des pionnières, elles défendent depuis longtemps l’importance des compétences considérées comme féminines. Il semble même, dans certaines régions en tout cas, que les sages-femmes avaient obtenu le droit extraordinaire de baptiser, afin que les nouveau-nés morts avant l’arrivée du religieux puissent aller au paradis.

À la fin de ce parcours auto-ethnographique, par quelques concours de circonstances, je me rends chez une physiothérapeute qui pratique la somatic experiencing. Je découvre non sans intérêt, en lien avec les angoisses générées lorsque je «lâche prise au niveau du diaphragme», que cette thérapie cherche à permettre aux individus de sortir des « figements chroniques entretenus par la peur », notamment en laissant le système nerveux autonome aboutir à un processus que la volonté, la peur ou d’autres facteurs entravent. Après lui avoir fait part de mon itinéraire, la thérapeute suggère: «Regarde comment tu te sens maintenant… où est-ce que tu sens quelque chose dans ton corps, maintenant, après avoir raconté tout ce cheminement que tu as déjà fait…» Alors qu’elle me demande si je ressens tous les jours les sensations désagréables que je suis en train de lui décrire et que je lui réponds: «Pratiquement… Sauf que je ne les sentais comme magiquement plus, suite à cette ouverture sur le diagraphe, fascia… lorsque j’étais plus…», elle saisit le geste que je suis en train d’effectuer inconsciemment, spontanément et me propose: «Tu peux être avec ça un petit moment… et le sentir…?» J’ai les mains jointes au niveau du sternum, les doigts dressés contre le haut, les paumes qui poussent l’une contre l’autre. Je reste en silence, je ressens… après une profonde expiration, je murmure: « En fait, c’est rassurant… parce qu’il y a quelque chose qui appuie… en fait les deux mains… elles s’appuient… c’est bête parce que c’est une main contre l’autre mais…» Un rire nous échappe: «Tu peux t’appuyer sur toi-même en fait…» Et je constate, à ce moment-là, que les douleurs dans le bas du dos et le bas-ventre ont disparu.

Un fil qui se tisse à tâtons

Il est écrit en introduction d’une invitation à participer à un colloque sur la santé intégrative à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel que «les personnes sujettes à la maladie s’engagent généralement dans un itinéraire thérapeutique qui, en quête de guérison mais aussi de sens, négligent de façon très pragmatique les contradictions des systèmes médicaux qu’elles peuvent solliciter, les oppositions entre les paradigmes dans lesquels ces systèmes s’inscrivent». Au cours de cet itinéraire, j’ai pu expérimenter comment l’accueil des contradictions plutôt que leur négation contribue, peu à peu, à ce qu’une «image globale» se dessine au sein de laquelle les contradictions trouvent leur place. Accueillir les contradictions entre les vécus antagonistes, les interprétations paradoxales, semble favoriser la créativité, l’émergence d’un sens renouvelé, au-delà des oppositions générées par la prise en compte d’une seule logique, d’un seul paradigme.

Après chaque séance, une multitude de pistes interprétatives s’offrent à moi. Les contradictions sont nombreuses: les douleurs sont-elles causées par les adhérences de la cicatrice de la césarienne par rapport auxquelles on ne peut rien faire? L’adénomyose dont on ne connaît pas exactement la cause? Le grignotage, suscité par un manque de confiance, qui empêche le foie d’éliminer un surplus d’hormones? Le souvenir traumatique de la césarienne qui m’aurait comme coupée en deux énergétiquement, « mutilée dans ma puissance de femme» ? 

«“Tu peux t’appuyer sur toi-même en fait…” Et je constate, à ce moment-là, que les douleurs dans le bas du dos et le bas-ventre ont disparu.»

Des tensions dans la fascia profonde se traduisant plus particulièrement par une fermeture du diaphragme? Le besoin d’un appui, d’un contenant pour réunir les polarités dans mon rôle de mère? Je fais des liens, d’autres se défont… incertitude… je « reste avec ce léger inconfort… » et, peu à peu, les choses décantent, quelque chose «s’organise».

Au gré des consultations, un fil se tisse autour des notions de «ligne» et de «contenant», un sens se «bricole»: 

- Pour me sentir plus «entière», il me faut relier cette «ligne» qui a été coupée (la cicatrice de la césarienne en témoigne) entre le haut et le bas du corps que j’associe aux polarités masculine et féminine. Il me faut «contenir» ces polarités pour ne plus être constamment «tiraillée» entre mes aspirations professionnelles, intellectuelles, et mon instinct maternel qui me pousse à rester auprès de mes enfants.

- Dans cette quête, il me faut chercher un a-ligne-ment, une posture entre le repli (épaules voûtées, thorax creusé m’offrant un contenant) et le défi (dos cambré).

- Néanmoins, avancer sur cette ligne, ce chemin de traverse, en équilibre entre les polarités, me demande, le diaphragme contracté, de «tenir» cette ligne avec beaucoup de force.

- «Garder la ligne», sans le grignotage qui me permet de m’envelopper d’une protection, de faire le poids, génère des angoisses.

- Ce n’est qu’avec un modèle, un contenant (la sage-femme à mes côtés qui me permet peu à peu de me relier à la «femme-sage» en moi et «plus grande que moi»), que je peux lâcher prise au niveau du diaphragme, m’appuyer sur moi-même, et suivre une ligne qui alterne entre équilibre et déséquilibre.

C’est une chose qu’un sens émerge, qu’au-delà des paradoxes, des contradictions, une image se forme. Au-delà de toutes les interprétations qui avaient pu être envisagées. Mais c’est encore autre chose de faire l’expérience de ce sens dans son corps. Les concepts abstraits et généraux tels que « être tiraillée», « garder la ligne», «trouver son équilibre», «tenir sa position», «être soutenue»,« être entière», prennent une tout autre dimension lorsqu’ils sont vécus et ressentis physiquement. C’est particulièrement touchant d’être accompagnée en train de chercher la « bonne posture» de mère, de femme, au niveau du dos, du bassin, du diaphragme, du menton, dans la gorge, de la position des mains, de la respiration… sentir concrètement l’appui, l’équilibre qui permet de «lâcher prise», d’objectiver l’effet sur les douleurs.

Quelle satisfaction après six ans au cours desquels le seul recours à la médecine conventionnelle m’avait conduite à me résigner à subir ces douleurs. Et même si la contraception orale avait été efficiente, m’aurait elle permis de faire ce travail de positionnement, d’affirmation, en tant que mère mais aussi en tant que professionnelle cherchant à faire valoir les compétences et l’expertise que nécessite le care, cherchant à faire dialoguer les logiques «complémentaires» de la médecine «conventionnelle» et des médecines «alternatives»? Outre le fait que les douleurs s’estompent, c’est mon quotidien qui se trouve impacté par le processus. C’est une autre posture que j’adopte, tant dans la manière dont j’appréhende la relation avec mes enfants que dans la manière dont j’aborde les difficultés de développer un modèle de santé qui intégrerait tant la logique «scientifique» que la logique du care. C’est complètement différent d’observer les douleurs qui réapparaissent, de les accueillir comme un indice plutôt que comme un symptôme à éliminer ou à subir. Elles attirent mon attention lorsque je suis en déséquilibre. Les prendre en considération me permet de retrouver, physiquement et symboliquement, la bonne posture. Force est de constater que mon intention personnelle s’est trouvée mêlée à mes objectifs professionnels. M’amenant à mettre en exergue, d’une part, la subtilité des compétences et de l’expertise exigée par les pratiques du care et, d’autre part, les douleurs induites par la non-reconnaissance, sociale et salariale, de ces compétences.

Les compétences « complémentaires » de la médecine intégrative

Le fil se tisse, un sens émerge, englobant et dépassant les contra- dictions, grâce à un accompagnement subtil qui implique des compétences fines. L’analyse des séances m’a permis d’identifier, pour cet article, cinq compétences clés que l’on retrouve de manière récurrente dans les différentes pratiques: la capacité d’accueillir l’inconfort; la capacité d’accompagner l’incertitude relative à toute transformation; la capacité d’explorer la singularité et la complexité d’une situation par le biais des sensations; la capacité à conscientiser le «non-verbal»; et, parallèlement, la capacité à ressentir le conceptuel.

1) Accueillir l’inconfort

Les différentes thérapeutes rencontrées ne cherchent pas à apporter une solution, à trouver une explication, à résoudre les contradictions, elles accueillent l’inconfort. La sage-femme qui pratique l’hypnose me dit, alors que je suis, dans l’histoire de la transe, coincée dans une impasse, bloquée au niveau du diaphragme :

«Parfois, on ne peut plus respirer et, parfois, ça respire, ça bouge… toi tu peux être très attentive à prendre soin de cet espace, exactement comme tu le fais…»

À un autre moment, elle m’accompagne: «Alors tu vas vraiment rester avec ce léger inconfort… mais où chacun est là en présence… exactement en train de s’organiser mais pas encore tout à fait…»

Plutôt que de chercher à éliminer l’inconfort, les praticiennes invitent à explorer l’inconfort, à détailler la manière dont il s’exprime, ce qu’il génère dans le reste du corps, les émotions qu’il suscite. Pendant la «respiration du victorieux», quand je mentionne que «je sens qu’il y a quelque chose de dangereux de laisser ouvert, là… je me sens vite en vulnérabilité… il vaut mieux faire le gros dos et puis fermer… faire profil bas… comme ça…», la naturopathe m’invite à «ressentir à quel moment vous voulez avoir ce réflexe de refermer en haut… (au niveau du thorax)».

Tout comme, lorsque je lui fais part d’une chaleur désagréable, la praticienne de somatic experiencing me propose: «Observe ce qui se passe dans tes bras… observe ce qui se passe dans tes pieds, un peu partout… pas seulement où il y avait, j’ai envie de dire, «la morsure», mais un peu partout, comment c’est dans le reste du corps?»

Elle laisse ce processus se faire, j’observe en silence, elle ponctue:

«Voilà… et ça évolue encore… peut-être que tu sens encore d’autres sensations… c’est comment cette chaleur?… Laisse-toi le temps…»

Tout en accueillant l’inconfort, les praticiennes accompagnent un processus de transformation, au sein duquel on trouve à la fois l’incertitude et la confiance.

2) Accompagner l’incertitude et les contradictions relatives à toute transformation

Nous avons vu comment l’accueil des contradictions et de l’inconfort qu’elles génèrent, au cours de l’itinéraire thérapeutique, favorise l’émergence d’une « image» globale riche et complexe au sein de laquelle les contradictions prennent sens. On retrouve ce même processus au sein de chaque consultation. Au cours des séances, les femmes que j’ai rencontrées témoignent d’une grande confiance dans le processus de transformation, capable de conduire vers cette « image globale », vers un sens renouvelé. Pour elles, quelque chose que l’on ne maîtrise pas se fait: «le souffle trouve son chemin», «c’est en train de s’organiser…», «ça évolue…».

La naturopathe stipule : « Observez votre respiration, le mouvement de votre ventre, comme une vague… à l’inspire, votre ventre qui se soulève un peu… à l’expire, le ventre qui retombe… comme une vague… sans rien vouloir… sans rien vouloir contrôler… laisser faire… observer seulement… comment ça respire… ici et maintenant, dans votre corps… observez votre respiration… sans rien vouloir, sans contrôle… l’accueillir dans ce qu’elle est…» (long silence).

De même, en hypnose, la sage-femme me dit: «Pour terminer, je te propose de ne rien faire d’autre que de respirer dans cette voie du milieu… chacun a sa place dans cette voie du milieu, tu peux t’y relier complètement maintenant… laisser cette tension évoluer, se transformer dans la marche de la voie du milieu…»

 «Plutôt que de chercher à éliminer l’inconfort, les praticiennes invitent à explorer l’inconfort, à détailler la manière dont il s’exprime, ce qu’il génère dans le reste du corps, les émotions qu’il suscite.»

3) Explorer la singularité et la complexité d’une situation par le biais des sensations

Ces «femmes-sages», confiantes dans le processus de transformation, accueillent l’inconfort, accompagnent l’incertitude, en revenant sans cesse aux sensations.

Alors que je viens de raconter mon itinéraire, décrire le processus, expliquer le sens que ça a pris pour moi, la physiothérapeute qui pratique la somatic experiencing me suggère: « Regarde comment tu te sens maintenant après avoir… où est-ce que tu sens quelque chose dans ton corps, maintenant, après avoir raconté tout ce cheminement que tu as déjà fait…?»

Pour induire la « transe hypnotique», le ton de la praticienne change, le rythme ralentit: «Tu peux t’autoriser à ne rien faire d’autre que laisser ton corps sentir. C’est la première étape. Observer. Rien d’autre pour l’instant… Très bien… Comme si ce point de départ… tu as tout le temps pour y être, sans faire quoi que ce soit, juste sentir… ça se pose… et ça s’organise, comme ça doit… juste sentir sans rien vouloir, quelques instants à ne rien faire…»

Alors que j’exprime une émotion pénible, la naturopathe accueille l’inconfort en insistant: «Laissez venir peut-être encore le même souvenir… mais surtout restez dans vos sensations… même si c’est désagréable… revenez dans cette sensation… de votre corps tout entier…». L’ostéopathe, de son côté, fait «des liens dans l’écoute des choses que mon corps leur dit de faire», avant de me faire «sentir ce qu’elle voit», «sentir comme je suis dure au niveau du diaphragme», «sentir la fascia profonde». La médecin homéopathe, phytothérapeute, ressent, en passant en revue les remèdes, «si ça éveille un lien avec mon histoire». Sentir permet de rester avec l’inconfort, d’évoluer dans l’incertitude. Mais sentir permet aussi de prendre conscience de ce qui est exprimé par le corps inconsciemment, dans un geste ou une posture. Ou, à l’inverse, d’incarner ce qui avait été jusqu’ici seulement pensé.

4) Conscientiser le non verbal

La thérapeute aux multiples compétences (ostéopathie, thérapie craniosacrale, posturologie, kinésiologie, gymnastiques rééducatives) cherche à me faire prendre conscience de ce qu’elle voit de l’extérieur mais aussi de ce qu’elle sait de l’intérieur. Elle me filme, me prend en photo, me place devant le miroir, pour prendre conscience visuellement des indices qu’elle a identifiés. Après m’avoir permis de « voir», avant de me permettre de « sentir» au travers d’exercices spécifiques, elle m’invite à imaginer la « fascia profonde»: « Il faut qu’on se connecte avec la fascia profonde… la fascia profonde elle part… il faut l’imaginer dans la gorge, d’accord… et puis là, on est dans la veine cave, on est dans le diaphragme, psoas, adducteur et il y a le postérieur…»

Cette prise de conscience de ce que mon corps exprime extérieurement, de ce qui se passe dans ses profondeurs, me permettra d’identifier les temps et les espaces quotidiens qui favorisent l’une ou l’autre posture, de mettre en relation ces temps, ces espaces et ces postures avec les émotions vécues dans des situations concrètes.

À deux reprises, les thérapeutes saisissent «au vol» un geste que j’effectue sans même m’en rendre compte pour souligner mes propos. S’arrêter sur ces gestes me permet de prendre conscience de l’importance du non-verbal.

Au cours de la deuxième séance d’hypnose, la sage-femme m’interpelle, alors que j’ai les deux poings serrés, l’un au-dessus de l’autre, au niveau du sternum: «Dans ton corps, quand tu dis ça et que tu montres ça, je vois aussi la force de… tenir… parce que quand il n’y a pas le contenant, il vaut beaucoup mieux tenir…». Cette prise de conscience nous permettra d’explorer combien je peux effectivement «lâcher prise» au niveau du diaphragme, comme m’y invitaient aussi bien la naturopathe que l’ostéopathe, lorsque je «travaille» sur la notion de «contenant».

Lors de la consultation de somatic experiencing, quelques semaines plus tard, la physiothérapeute m’arrête aussi sur un geste que je suis en train de mimer inconsciemment pour exprimer les moments où je n’ai pas de douleur. Je découvre alors comment la position de mes mains, toujours à la hauteur du diaphragme, a évolué. J’explore pendant plusieurs minutes le ressenti qui accompagne ce geste, les mains jointes, non plus «agrippées» à une «ligne» imaginaire, mais appuyées l’une contre l’autre, apaisées. Étonnamment, le geste prolongé consciemment amène les douleurs à disparaître sur le moment même.

5) Incarner le conceptuel

Si les différentes pratiques amènent à prendre conscience de ce qui est ressenti intérieurement, exprimé extérieurement, joué inconsciemment, elles permettent aussi, simultanément et réciproquement, d’incarner ce qui est conceptuel. Je l’ai mentionné plus haut, ce travail m’a permis d’expérimenter physiquement et concrètement ce que signifie «être tiraillée», «garder la ligne», «trouver son équilibre», «tenir sa position», «être soutenue», «être entière». Mais de manière plus spécifique encore, au cours d’une consultation, et notamment en hypnose, la praticienne m’offre de choisir la place où je souhaite m’installer alors que l’objectif de la séance est de «trouver la bonne place». De même, lors de la séance suivante, ayant pour intention de trouver un contenant, un appui, elle me propose d’essayer de rajouter des coussins, pour être encore plus «contenue» dans le fauteuil le plus enveloppant de l’espace thérapeutique. J’expérimente physiquement l’objectif formulé rationnellement:

«À ton rythme, juste être là dans ce fauteuil et apprécier le contenant que tu t’offres… les coussins… les pieds en lien avec la terre… tes deux mains qui se touchent…»

Conclusion

Dans cet article, je vous ai invité à me suivre dans mon itinéraire thérapeutique, à la rencontre de cinq thérapeutes, au cours de six consultations. Au-delà du caractère intime de cet exposé, j’espère que le lecteur aura pris plaisir à découvrir non seulement les différentes manières d’aborder une même problématique, mais aussi comment l’accueil des contradictions plutôt que leur négation m’a permis peu à peu d’élaborer un sens, de laisser émerger une «image globale» au sein de laquelle les paradoxes, les antagonismes trouvent leur place. J’espère avoir su mettre en évidence la valeur des capacités des différentes thérapeutes à accueillir l’inconfort, à accompagner l’incertitude relative à la transformation, à explorer la singularité et la complexité d’une situation par le biais des sensations, à conscientiser le non verbal et à incarner le conceptuel. Des compétences fines qui se cachent souvent derrière des appréciations générales comme la « qualité relationnelle», « le temps à disposition», lorsque des personnes cherchent à identifier ce qui les motive à recourir à des pratiques complémentaires. 

«J’explore pendant plusieurs minutes le ressenti qui accompagne ce geste, les mains jointes, non plus “agrippées” à une“ligne” imaginaire, mais appuyées l’une contre l’autre, apaisées.»