Réfléchir

Du saint prépuce au prépuce sain

Je suis à la Coop avec mon caddie. Mon téléphone vibre. Un message de Godefroi* s’affiche sur mon écran. Si je mets un astérisque derrière Godefroi, c’est pour protéger son identité et pour vous signaler que Godefroi est un nom d’emprunt. Je prie d’ailleurs les dieux pour que le vrai Godefroi ne tombe jamais sur cet article.

Je suis donc à la Coop avec mon caddie rempli de plastique et d’emballages à usage unique. J’attends mon tour devant la balance de fruits et légumes et je lis ce message de Godefroi qui me convie, dimanche prochain à 10 heures, à la circoncision de son fils. Cette invitation me stupéfie. Tout d’abord parce que j’ignorais que les sacrifices de chair étaient encore d’actualité et ensuite, parce que bien qu’éduqué dans la tradition juive, Godefroi n’a toujours voué que du mépris pour la religion. Je dirais même que Godefroi est l’homme le moins ouvert et tolérant que je connaisse. Je ne compte plus les fois où il m’a qualifiée, moi, Malka, de femme irrationnelle car dominée par ses émotions, a contrario de lui, Godefroi, l’homme droit, à l’esprit clair et scientifique. Tailler l’organe génital d’un nourrisson sans défense me paraît dès lors, venant de sa part, inquiétant.

À la caisse, une dame aux cheveux violets argumente avec la vendeuse. Elle souhaite retourner un yogourt en action qu’elle a acheté la veille et dont la date de péremption était dépassée. Elle plaque un ticket de caisse chiffonné devant le nez de la vendeuse. La vendeuse appelle son supérieur. Derrière moi, la queue s’allonge et les gens commencent à rouspéter. J’en profite pour relire le message de Godefroi. Non, je n’ai pas rêvé. Il prévoit effectivement de trancher le prépuce de son fils dimanche prochain.

Serait-ce pour se venger de ce qu’il a lui-même subi lorsqu’il avait 8 jours et qu’il était sans défense? Réitérer l’offense pour rétablir sa puissance? Si c’est le cas, il est urgent que Godefroi aille consulter. Nous savons que les victimes d’abus encourent le risque de devenirs eux-mêmes des abuseurs et que les traumas qui résistent au travail d’assimilation psychique sont générateurs de violence. Quelques séances d’EMDR, couplées d’une bonne constellation familiale suffiraient, c’est sûr, à briser la malédiction transgénérationnelle que Godefroi s’apprête à perpétuer.

Le yogourt de la dame aux cheveux violets est remplacé. C’est désormais le supérieur qui paralyse la file d’attente. Penché sur la vendeuse, il lui explique, étape par étape, comment effectuer un retour. Pour les viennoiseries en action, il convient d’appuyer sur la touche retour avant de scanner le code-barres, alors que pour les produits préemballés, c’est l’inverse. Au bout de la queue, un retraité qui n’est visiblement pas sous inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS) se met à hurler. Il aimerait que le schmilblick avance. La vendeuse se crispe, mais le supérieur, à son aise, continue son exposé tout en se rapprochant chaque fois un peu plus du corps de la vendeuse.

Lors de mes études de Talmud Torah, le rabbin nous avait fait lire cette scène où Abraham sectionne le haut de sa verge pour signifier son alliance à Dieu. En hébreux, brit milah signifie « alliance de la coupure». Cette scène m’avait marquée parce qu’à la même époque j’accomplissais, avec mes copines, un rituel similaire dans le préau de l’école. Pour devenir sœurs de sang, nous mélangions nos plaies pensant que ça nous lierait pour la vie. L’affaire avait cessé le jour où nous nous étions fait pincer par la directrice et qu’elle nous avait prédit que nous ne tarderions pas à mourir du Sida.

Aujourd’hui, on en parle moins du Sida. Disons que nous avons d’autres chats à fouetter. Mais dans les années 1990, lorsque Godefroi et moi étions encore des écoliers, le Sida obnubilait nos esprits. Je me souviens très bien de la fois où, dans les vestiaires de foot, Godefroi avait touché sans faire exprès un mouchoir taché de sang et comment, pendant les semaines suivantes, il s’était mis en tête qu’il avait contracté le virus du VIH.

C’est d’ailleurs avec l’arrivée du VIH que les circoncisions juives durent abolir le metsitsah, qui veut littéralement dire «succion en bouche». Après l’ablation du prépuce, le mohel, à savoir le circonciseur rituel, avait coutume d’interrompre l’écoulement du sang en plaçant ses lèvres sur la plaie du nourrisson. À Genève, c’est la Dre M. (qui bien qu’ayant lu l’article, souhaite préserver l’anonymat) qui fut la première à tirer la sonnette d’alarme. Exerçant comme pédiatre, de nombreux parents anxieux la sollicitaient pour superviser la brit milah de leurs nouveau-nés. Lorsque cette procédure chirurgicale se déroulait à la synagogue, elle générait systématiquement des tensions. N’étant qu’une femme, la Dre M. n’avait pas le droit de monter à la Torah. À chaque fois qu’elle joignait ses pieds sur l’estrade, le rabbin lui demandait d’en redescendre. Respectueuse des traditions, la Dre M. accepta son sort jusqu’au jour où, informée des avancées du VIH, elle en décida autrement. Lorsque le rabbin la pria de retourner à sa place, elle garda la tête haute et lui répondit que sa place était ici, auprès du nouveau-né et, qu’étant elle-même médecin, ce que ni le rabbin ni le mohel n’étaient, elle leur interdisait dès à présent de pratiquer le metsitsah. « Autrement dit, je serais contrainte de vous dénoncer.» Ce jour en question marqua pour la Dre M. le triomphe du savoir médical sur le pouvoir religieux. Elle avait beau n’être qu’une femme, elle était aussi médecin et c’était donc à elle que revenait le dernier mot.

«Près d’un milliard d’individus dans le monde, soit environ un homme sur quatre, sont circoncis.»

Le supérieur est à présent avachi sur la vendeuse et la scène devient franchement gênante. Au lieu d’intervenir, faire ou dire quelque chose, je reste plantée là, le regard hagard, faisant comme si #MeToo n’avait jamais existé. En sortant de la Coop, je suis ravagée par un terrible sentiment de culpabilité. Le monde se divise en deux catégories me dis-je alors: les donneurs de leçon qui ne font jamais rien et les autres, ceux qui agissent conformément à leurs croyances. Les premiers sont des lâches, les seconds sont des héros. Ou serait-ce le contraire? Peu importe. Je me dis que cette fois-ci je vais agir moi aussi. Oui, je vais prendre mon courage à deux mains, garder la tête bien haute et dire à Godefroi que je suis résolument opposée au sacrifice qu’il s’apprête à commettre.

Pour préparer mon affront, je décide de m’instruire. Je me rends à la bibliothèque où j’emprunte une pile d’ouvrages sur la circoncision. Parmi eux, Circoncision masculine. Circoncision féminine, de Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, qui selon la Dre M. serait l’ouvrage de référence en la matière. Le volume étant conséquent, je me rabats sur un recueil plus récent et concis intitulé Histoire de la circoncision. Dès la première page de ce livre captivant, je découvre que près d’un milliard d’individus dans le monde, soit environ un homme sur quatre, sont circoncis. Parmi les victimes, on compte ceux de la circoncision dite religieuse, comme celle qui est effectuée chez les juifs et les musulmans, ceux de la circoncision rituelle et qui marque le passage de l’enfance à l’âge adulte, ceux de la circoncision de routine accomplie dès la naissance et en milieu hospitalier, et enfin ceux de la circoncision pour motifs médicaux et/ou esthétiques.

L’auteur de cet ouvrage publié en 2022 aux éditions Que sais-je s’appelle Roland Tomb. Médecin, bioéthicien et doyen de la Faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il insiste d’emblée sur le fait que nous ne possédons à ce jour aucune explication convaincante sur l’origine et la signification de cette pratique qui pousse certains hommes à couper leurs organes génitaux. Il s’agirait de la procédure chirurgicale la plus ancienne de l’humanité et la plus énigmatique de l’histoire de la chirurgie. Elle remonterait au 3e, voire 4e millénaire avant notre ère et aurait été accomplie dans une variété incroyable de peuples et de cultures. Nous pensions un temps que les Égyptiens avaient été les premiers à instaurer l’incision du prépuce, mais des preuves de circoncisions effectuées dans des époques tout aussi reculées ont été établies ailleurs, notamment au nord de la Syrie. La seule autre procédure chirurgicale connue et accomplie sur un organe sain serait celle de l’ablation des végétations (adénoïdectomie). Dans les années 1990, nous ôtions en effet, par mesure prophylactique, les amygdales des enfants. J’ai moi-même dû endurer cette amputation, mais je ne compte pas pour autant, comme Godefroi et son prépuce, l’infliger à autrui.

Les chrétiens, que j’estimais immunisés contre la fascination du prépuce, auraient eux aussi subi son appel. Entre le 10e et le 16e siècle, environ douze abbayes et églises attestaient abriter la relique sacrée du prépuce de Jésus-Christ. «Pourtant», affirme Roland Tomb, «le dogme catholique maintenait que Jésus était monté au ciel avec son corps entier (y compris son prépuce), complet et parfait en tous points». Autre coïncidence suspecte, le 1er janvier, qui marque le passage d’une année à l’autre dans le calendrier chrétien et qui concorde avec le huitième jour de la naissance du Christ, soit le jour de sa circoncision.

Les autres incirconcis notoires de l’histoire, apprends-je, toujours sous la plume de Roland Tomb, sont les Grecs et les Romains. Ces derniers, considéraient l’ablation du prépuce comme un acte barbare, allant même un temps jusqu’à l’assimiler à une forme de castration. En parallèle, ils vouaient une intense admiration à l’esthétique des prépuces longs qu’ils associaient à un signe de raffinement et de sophistication. Décidément, me dis-je, les hommes ont leurs lots de contrariétés que nous les femmes ignorons totalement.

Je prends une pause pour me préparer un thé. En attendant que l’eau boue, je repense à Alceste*, à nouveau un nom d’emprunt destiné à protéger l’identité du concerné qui j’espère ne tombera jamais sur cet article. Alceste est un médecin genevois de confession catholique. Il roule dans une vieille Saab et vit à la campagne avec sa fiancée et son labrador. À 25 ans, il s’est délesté de son prépuce pour des motifs esthétiques. « J’étais complexé et puis je trouve qu’une verge en érection sans peau, c’est quand même vachement plus beau», m’avait-il expliqué lors d’une soirée arrosée. «C’est plus propre aussi. Ça prévient la propagation du gruyère, ce résidu blanc qui pue et qui s’immisce parfois sous le capuchon des prépuces non douchés.» Je me souviens que cet aveu avait captivé toute mon attention. Pour la première fois de ma vie, j’avais devant moi un homme qui était en mesure de se prononcer sur les deux versions. La vie avec prépuce versus la vie sans prépuce. Dans la mythologie grecque, Tirésias a vécu en homme et en femme. Lorsque Zeus et Héra lui demandent qui, entre l’homme et la femme, éprouve le plus de plaisir, il leur répond sans hésiter « la femme». Alors, avais-je dit à Alceste, «au niveau du plaisir, c’est mieux avec ou sans prépuce?» Du tac au tac, Alceste m’avait répondu «avec». 

«Ceux qui s’estiment immunisés contre le mysticisme et qui ne jurent que par ce qui peut être scientifiquement démontrable sont souvent les plus pieux.»

 

— «Tu vois ce bout de peau qui relie le prépuce à la verge? Le frein? C’est un peu l’équivalent de notre clitoris. Si tu l’enlèves, tu perds, c’est sûr.»

Je verse de l’eau bouillante dans ma tasse et retourne à ma lecture. Roland Tomb s’attarde désormais sur l’influence qu’eut la modernité sur la pratique de la circoncision, en particulier au sein de la communauté juive. Émancipés, plusieurs juifs progressistes questionnèrent ce rituel qu’ils jugeaient anachronique et vide de sens. À partir du 19e siècle, son recours déclina au sein des communautés juives reformées. C’est étonnamment vers la même époque que cette pratique ressurgit en Grande-Bretagne et aux États-Unis, mais cette fois-ci comme procédure médicale et préventive. Avant d’être assimilée à des vertus hygiénistes et soi-disant prophylactiques contre bon nombre de maladies dont le cancer et le VIH, la mutilation du prépuce s’instaura comme remède contre l’onanisme et la masturbation.

Nous avons tendance à oublier qu’il fut un temps, pas si éloigné, où nous craignions les effets de la masturbation. Les chrétiens la qualifiaient de péché mortel et, jusqu’au début des années 1950, elle était décrite, notamment par le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), comme un trouble d’ordre pathologique. Dans son ouvrage, Roland Tomb tire un parallèle très clair entre l’abolition de la chasse aux sorcières et l’avènement de la chasse à la folie masturbatoire. «En 1682, Colbert met fin à la chasse aux sorcières. En 1750, celle aux onanistes se déclenche.» Dans son analyse, il se réfère notamment à l’influence majeure qu’eut un médecin suisse romand du nom de Samuel Tissot. Originaire de Morges, Tissot pratiquait la médecine à Genève. En 1769, il publia un ouvrage best-seller traduit en plus de dix-sept langues dans lequel il divulguait les répercussions dramatiques, voire mortelles, que pouvait engendrer la masturbation. Parmi elles, l’affaiblissement des facultés intellectuelles, de la vue et de l’ouïe, l’arrêt de la croissance, les pustules suppurantes dans le nez et sur la figure, les démangeaisons, la dysurie, le priapisme, les tumeurs des testicules, la constipation, les hémorroïdes et plus encore. Cet ouvrage qui peut paraître retors aujourd’hui fut loué par Voltaire et Rousseau. Son succès convergea avec l’invention de «toutes sortes de techniques coercitives» destinées à «emprisonner les organes génitaux de l’enfant ou de l’adulte».

Toujours selon Roland Tomb, ce serait un disciple de Samuel  Tissot, Claude-François Lallemand (1790-1854), qui aurait été l’un des premiers médecins à préconiser la circoncision comme remède contre la masturbation. Initialement prescrite pour lutter contre la folie masturbatoire, les vertus curatives et prophylactiques de la circoncision furent ensuite élargies à d’autres pathologies dont la syphilis, la poliomyélite, le cancer, la tuberculose, l’idiotie et plus encore. Lors d’un congrès médical, un chirurgien orthopédiste new-yorkais jouissant d’une notoriété certaine affirma avoir soigné plusieurs petits garçons paralysés en leur ôtant tout simplement ce bout de peau dont on fait visiblement encore grand cas aujourd’hui. Ces observations dites scientifiques influencèrent et, plus encore, justifièrent l’avènement de la circoncision de routine accomplie en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Effectuée dès la naissance et en milieu hospitalier, Roland Tomb souligne que cette pratique muta rapidement vers «une distinction de classe, de ceux qui avaient les moyens de naître à l’hôpital».

Les derniers chapitres de cet ouvrage que je recommande absolument abordent l’explication hygiéniste que nous continuons de conférer à la circoncision de nos jours. En 2007, pour prendre un exemple parmi d’autres, dans un communiqué commun, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et Onusida stipulaient que la «circoncision devait être reconnue comme une mesure efficace de prévention du VIH». Cette affirmation émane en partie de trois essais contrôlés randomisés entrepris dans les années 2000 en Afrique subsaharienne. Par la suite, d’autres essais analogues démontrèrent le constat inverse: les populations pratiquant la circoncision disposeraient d’un taux plus élevé de contamination par le VIH. Tomb conclut en insistant sur le fait que parmi toutes les explications religieuses, ritualistes ou médicales que nous avons pu conférer à la circoncision à travers les âges, la justification hygiéniste demeure la plus aberrante. «Avant la chirurgie aseptique, toute coupure de la chair était la chose la moins hygiénique à faire et comportait un risque important de saignement, d’infection et de mort… En substituant aux idéaux religieux ses propres mythologies morales sous couvert de médecine, l’époque moderne a réinventé un rituel.»

En refermant ce livre, je me sens soudainement émue par le geste aberrant que Godefroi, l’homme droit et juste, s’apprête à infliger à son petit bébé. Il prouve que ceux qui s’estiment immunisés contre le mysticisme et qui ne jurent que par ce qui peut être scientifiquement démontrable sont souvent les plus pieux. Oui, ce sont eux les religieux. •