Réfléchir

Redonner du sens à sa pratique en la diversifiant. Témoignages de soignant-es

Anthropologue de la santé, j’étudie depuis plusieurs années le développement des médecines dites «complémentaires» en Suisse.

Depuis plusieurs années, je me suis particulièrement intéressée au succès croissant des médecines dites «complémentaires» dans les sociétés contemporaines, ainsi qu’aux motivations des patient-es à y recourir. Mes récentes recherches m’ont amenée à explorer également les raisons qui incitent des soignant-es à se tourner vers de telles approches – parfois d’abord en tant que patient-es – et à les intégrer dans leur pratique de soins, voire pour certain-es à quitter les institutions pour se sentir plus libres et autonomes dans leur profession. J’ai souvent été à l’écoute de témoignages de patient-es qui font état d’un « non-sens» dans les prises en charge conventionnelles, les incitant à recourir à d’autres pratiques pour y trouver une approche «plus globale» de leur maladie et de leur personne. Dans les récits des soignant-es aussi, je perçois un tel sentiment d’une « perte de sens» de leur métier, qui les amène à pratiquer d’autres approches de santé. Ces discours font écho à ceux des patientes. Tous deux déplorent notamment une certaine détérioration des prises en charge et de la relation thérapeutique, mises à mal par diverses contraintes institutionnelles, comme simplement celle du temps des consultations.

Bien que l’on parle encore de clivages entre les pratiques «conventionnelles» et «complémentaires», les récits des patient-es mettent quant à eux en évidence la complémentarité des pratiques dans leurs parcours de soins. Les patient-es expriment que le recours à diverses approches de santé permet de mieux prendre en compte la complexité de la réalité vécue et de répondre à leurs besoins spécifiques face à la maladie. En offrant des réponses qui englobent les multiples dimensions de la personne et de sa maladie, cette pluralité de perspectives sur la santé donne du sens à leurs expériences. Dans mes recherches actuelles, j’interroge ainsi la manière dont elle fait aussi sens pour les soignant-es.

Je propose ici de partager quelques témoignages de soignant-es qui illustrent leurs motivations à se tourner vers d’autres approches de santé et ce qu’ils-elles y trouvent. Dans quelle mesure la pluralité de points de vue sur la santé et le corps permet de mieux répondre à la demande des patient-es tout en bénéficiant à la pratique des soignant-es?

Plusieurs médecins m’ont expliqué qu’en parallèle de leurs études universitaires, ils-elles s’étaient formé-es à des médecines « complémentaires », comme la médecine anthroposophique, l’homéopathie ou l’hypnose, afin d’«élargir leur compréhension de l’être humain» ou « approfondir la vision médicale du corps». Un médecin anthroposophe raconte ainsi sa volonté d’approfondir ses connaissances et compléter sa formation médicale par d’autres approches de santé: «J’ai eu la chance de rencontrer très tôt pendant mes études des médecins qui ont pratiqué la médecine anthroposophique. Ça m’a permis d’entrer dans un monde un peu différent, dans le sens que ça m’a permis d’élargir ma vision, de rajouter, d’investiguer d’autres éléments de l’être humain pour essayer de mieux comprendre ce qui manquait à l’université. Les études de médecine anthroposophique ne commencent pas à côté de la médecine conventionnelle mais c’est un élargis- sement, donc grâce aux études de médecine anthroposophique j’ai pu même mieux comprendre ce que j’ai étudié à l’université, dans les cours d’anatomie, de physiologie, etc. Et ça a transformé [ma vision] dans le sens qu’on arrive à comprendre autrement ce qu’on a déjà appris. C’est pourquoi ça s’est mélangé dès le début de ma formation et il n’y a pas de séparation. C’est un enrichissement qui rend les choses beaucoup plus intéressantes et motivantes. Et c’est grâce à cet enrichissement que j’ai tellement envie de faire ma profession, que c’est plus un plaisir qu’un devoir.»

Il explique qu’au sein de son service de santé intégrative, l’idée au départ était d’élargir les options thérapeutiques offertes aux patient-es pris-es en charge. Par la suite, il s’est rendu compte que ce retour vers des soins qui mobilisent notamment le toucher (applica- tions d’huiles, massages, effleurages) a également modifié la perception du personnel soignant. Le fait d’appliquer des soins non invasifs renforce ses liens avec les patient-es.

Une infirmière relate ainsi que le temps passé à appliquer de tels soins la rend plus disponible pour les patient-es et leurs proches, ce qui bénéficie alors à la relation thérapeutique: «Comme on passe un peu plus de temps avec lui, on peut, en même temps qu’on fait le soin, l’observer plus longtemps. Par exemple pour faire des contrôles, ça prend 3-4 minutes. Et de faire un aérosol, ça prend 5-6 minutes, donc on est tout ce temps en plus avec le patient, où on peut l’observer, son état, comment il est. Et discuter un peu avec les parents des difficultés qu’ils rencontrent et créer un lien supplémentaire, alors que quand on fait le contrôle, finalement ben… on a envie que le parent il se taise, parce qu’on doit compter nos pulsations, les fréquences respiratoires. Là, on n’a pas forcément besoin de se concentrer sur quelque chose, donc on peut parler avec le parent ou le patient.»

Une autre infirmière, formée en médecine anthroposophique et aromathérapie, souligne les compétences qu’elle a acquises en pratiquant des approches «complémentaires». Elle mentionne se sentir plus autonome et plus en confiance, mais aussi avoir (re)trouvé du sens à sa pratique et y prendre plus de plaisir malgré le stress engendré par la profession: «S’il y a quelque chose que j’ai envie de mettre en avant par rapport à cette médecine complémentaire, c’est que j’ai affiné mon observation physique de l’humain, mais aussi dans les mots, dans l’attitude. Enfin, c’est assez impressionnant, c’est tellement une aide, un soutien justement, pour parfois comprendre, au-delà des mots, au-delà des gestes, au-delà des symptômes de la maladie. Je me sens aussi beaucoup plus calme, beaucoup plus en confiance […]. J’ai trouvé que c’était très agréable dans ma vie à un moment donné, parce qu’on vit quand même dans un monde un peu exigeant où c’est action-réaction: il y a un problème – il y a une solution derrière, puis là il y a tout un processus, une espèce de ralentissement du temps qui fait tellement du bien.»

Plusieurs infirmières ont rapporté avoir retrouvé du sens dans leur métier en se tournant vers les médecines «complémentaires». Leurs récits mettent en évidence des qualités relationnelles – l’écoute, l’attention à l’autre, le soin dans le premier sens du terme – qu’elles estiment aux fondements de leur profession mais qui tendent à disparaître dans leur pratique actuelle et que, avec ces approches, elles retrouvent. Une infirmière en soins à domicile raconte ainsi s’être tournée vers les médecines complémentaires après un burnout. Par la suite, elle réalise que ce n’est pas son métier qui ne lui plaît plus, mais la manière de le pratiquer: «J’ai fait un burnout, j’ai tout remis en question, je ne savais plus où j’en étais, est-ce que j’aimais encore ma profession? Est-ce que je voulais continuer à l’être? Donc tout s’est écroulé […] ça a été neuf mois de burnout, donc là je me suis complètement arrêtée, j’ai consommé beaucoup de médecines complémentaires, pour moi c’est en faisant ça que j’ai remis le pied à l’étrier, en ouvrant une autre porte. Et puis j’ai repris le métier d’infirmière, je suis retournée dans une clinique où j’ai repris quelques années dans une petite unité, avec des horaires un peu plus cool, et puis c’est là que je réalisais qu’au fond, ce n’était pas ma profession que j’aimais plus, mais c’était la manière dont je devais l’appliquer qui ne m’allait plus.»

«Bien que l’on parle encore de clivages entre les pratiques “conventionnelles” et “complémentaires”, les récits des patient-es mettent en évidence la complémentarité des pratiques dans leurs parcours de soins.»

Elle prend alors du temps pour réfléchir «au sens du métier», à son «identité et travail d’infirmière» et se rend compte que fondamentalement, elle aime apporter du soin à l’autre et souhaite continuer à être dans le relationnel. Ayant expérimenté la réflexologie lors de son burnout, elle décide de se former à cette pratique qui l’a «grandement aidée à surmonter cette épreuve». Elle retrouve des dimensions du soin et une autonomie qui lui faisaient défaut et qu’elle peut alors développer dans sa pratique privée: «Je m’observe dans la peau de l’infirmière et je m’observe dans la peau de la réflexologue qui accueille dans son cabinet et je ne suis pas la même personne en fait. Je m’autorise à être plus dans l’accueil de ce qui vient parce que je n’ai pas des objectifs institutionnels dans ma tête. Quand je suis dans la peau de l’infirmière, malgré tout, j’arrive déjà avec une trame et des objectifs, avec quoi je vais devoir repartir, parce que j’ai besoin d’une réponse à cette question, puis j’ai besoin de ce document signé, c’est en fait beaucoup aux besoins de l’institution que je dois répondre […] Au début de ma formation de réflexologie, j’ai eu le sentiment que je me transformais un peu, je prenais plus d’assurance justement sur cet aspect-là, de pouvoir amener du soin autrement et être à l’écoute du ressenti. […] Ce que j’aimerais beaucoup atteindre, c’est quitter les soins infirmiers, enfin pas quitter les soins infirmiers, mais quitter le job d’infirmière, démissionner des soins à domicile et entrer dans cette pratique privée à 100%.»

Une dernière infirmière témoigne s’être tournée vers d’autres approches de santé suite à un cancer du sein. Elle raconte qu’au début de sa prise en charge en oncologie, elle est frappée par le manque de considération de sa situation personnelle. Jeune maman, elle est préoccupée des impacts que sa maladie et les traitements vont avoir sur sa vie. Cependant, cet aspect-là de sa vie n’est pas abordé par les soignant-es. Elle ne se sent ni écoutée ni considérée. Par la suite, elle a recours à diverses pratiques (hypnose, soins énergétiques, art-thérapie, acupuncture, médecine chinoise, massages, etc.) pour compléter ses traitements biomédicaux et l’aider à supporter les effets secondaires de la chimiothérapie. Cette expérience a transformé sa vision de la profession et changé sa perception de la prise en charge: «En tant que personnel de santé, en tant qu’infirmière, j’avais l’impression qu’on avait un travail global et qu’on prenait en charge les gens du mieux qu’on pouvait dans leur globalité. Et d’avoir expérimenté à quel point ça n’a pas été le cas dans la prise en charge de ma maladie et à quel point c’est moi qui ai dû mobiliser beaucoup de choses pour que j’aie ce suivi global, en fait, je crois que j’ai perdu des illusions. Je me suis rendu compte à quel point la médecine traditionnelle ne prend pas les gens dans leur globalité. Et cette globalité, il faut aller la chercher ailleurs. C’est ce que j’essaie de faire maintenant. C’est aussi ce qui m’a fait beaucoup évoluer personnellement. J’ai fait ma formation de coach holistique pour vraiment pouvoir travailler sur tout ce que la personne m’amène. Et c’est un peu la mission infirmière de base, cette prise en charge des besoins de la personne.»

Ce sentiment de pouvoir mieux répondre aux besoins des patient-es en ayant recours à diverses approches de santé est souvent évoqué dans les récits des soignant-es. Une médecin généraliste et homéopathe, qui s’est formée à toute une panoplie de techniques de soins durant ses études (naturopathie, acupuncture, médecine traditionnelle japonaise, réflexologie, musicologie, etc.) explique ainsi que cela lui permet d’« élargir la palette de soins offerts aux patients» pour mieux les accompagner dans leur vécu de la maladie. Elle raconte que sa formation en homéopathie l’a ouverte à «d’autres champs de connaissances et d’autres champs d’attention aux patients», tout en insistant sur la nécessité d’intégrer les différentes approches dans une démarche « holistique», selon les besoins et situations de la patientèle. Elle considère qu’«il y a plusieurs manières de soigner les gens» et souligne qu’en retour, cela enrichit sa pratique et ses connaissances: «J’ai un patient qui est malade depuis des années, qui a mal partout, qui est mal foutu, qui est fatigué. Chaque fois qu’il fait des examens, tout est normal, ça le rend fou […] parce qu’en fait personne le prend au sérieux vu que ce n’est pas objectivable. Et ça, c’est dramatique pour les gens, ils ont l’impression de n’être pas du tout reconnus. […] Alors effectivement, le passage par l’écoute du patient, par ses perceptions, essayer de trouver la cause, essayer de poser des hypothèses sur ce qui le rend malade, c’est vraiment une question de partenariat […] Ça m’a aussi éduquée en tant que médecin, le retour des patients sur leur vécu, leur ressenti, j’ai beaucoup appris de leurs récits. Ça m’a appris à mieux comprendre de quoi me parlent les patients quand ils viennent avec une plainte, ça me permet d’aller assez vite pour me situer sur peut-être la causalité du problème et puis effectivement de respecter exactement leur situation.»

Tout comme les patient-es, les témoignages des soignant-es mettent en évidence la complémentarité des approches de santé, mais aussi la plus-value qu’ils-elles y trouvent et qui dépasse l’oppo- sition entre des savoirs et pratiques reposant sur des paradigmes différents. Une des raisons initiales principales qui poussent des patient-es à se tourner vers d’autres pratiques de santé touche à la prise en charge, comme je l’ai évoqué au début de cet article. De leur côté, les soignant-es soulignent également retrouver du sens à leur pratique, autour de l’accompagnement des patient-es, justement. La relation thérapeutique est ainsi au cœur des discours, tout comme la notion de «care», de soin dans le premier sens du terme ou d’attention à l’autre, se retrouve en filigrane des témoignages. Patient-es et soignant-es semblent (re)trouver dans les médecines «complémen- taires» ce qu’ils-elles estiment faire défaut dans le système actuel. Ces récits amènent à penser l’évolution de notre système de santé et ses enjeux actuels et invitent à réfléchir aux développements de la médecine intégrative. •