Editorial

Éditorial #4

Lorsque nous rencontrons un aléa, un événement imprévisible, une maladie ou une blessure par traumatisme, nous nous préoccupons à juste titre de savoir quel impact cela a et aura sur nous, autant que de ce que nous pourrions faire pour en diminuer les éventuelles conséquences néfastes. Pour cela, nous nous tournons souvent vers des personnes instituées aux fins denous soigner à l’aide de moyens thérapeutiques, dont nous attendons un effet réparateur, salvateur ou apaisant.

C’est ainsi que les soignants, soient-ils médecins, infirmiers/ères, thérapeutes ou de toute autre profession de la santé, s’engagent par vocation à traiter maladies et blessures autant qu’à soigner les patients afin qu’ils trouvent le meilleur soulagement possible. Ils adoptent généralement pour cela une démarche rationnelle qui suit une logique d’enchaînement de cause à effet qui, dans sa forme systémique la plus sophistiquée, intègre une rétroaction par laquelle l’effet agit en retour sur la cause. Identifier et déterminer une cause permettrait d’accéder à la matrice de l’algorithme qui conduit à l’effet et d’en prendre le contrôle pour le modifier. En suivant cette logique, la science rationnelle espère accéder au monde essentiel des causes, c’est-à-dire aux informations contenues dans ses composantes les plus réduites, à l’instar des particules premières de la matière, du code génétique des corps vivants, des circuits neuro-moléculaires actionnant la cognition cérébrale. Toute particule de matière ou tout composant du vivant serait, selon cette logique, la conséquence ou l’effet d’une cause originelle, d’un précédent. Le présent comme l’avenir ne seraient que la conséquence de cette programmation antérieure qui s’inscrit dans le droit fil chronologique du temps. C’est ainsi qu’en qualifiant un phénomène de fait véritable et prouvé, le clergé scientifique tend en quelque sorte à lui assigner un destin irrévocable, un fatum, dont il tente d’avoir la clé dans le but de le modifier. De fait, notre société tend à dériver vers une culture de la « santé parfaite » qui se définit par l’absence de maladie et d’infirmité obtenue grâce à la maîtrise précise des mécanismes biomoléculaires, des algorithmes génétiques qui déterminent le fonctionnement de notre corps physique ou des flux moléculaires neuropsychologiques qui produisent nos perceptions. En éclairant les choses, les êtres et le monde de sa logique et de sa science, l’homme moderne prétend ainsi prendre le contrôle de leur destinée en corrigeant leurs défauts, leurs impuretés ou leurs dysfonctionnements, tous hérités de la nature imparfaite. Tout système médical répondant à cette logique donne par cela l’impression de pouvoir prendre le contrôle des dysfonctionnements, soient-ils des mécanismes biologiques, de la logique des perceptions ou des énergies vitales dynamiques, autant qu’évaluer et prédire le cours d’une maladie ou même la probabilité de la survenue de la mort. 

Si, face à l’extraordinaire et imprévisible complexité du vivant, les sciences et les techniques permettent objectivement d’obtenir des résultats probants, ces derniers restent cependant limités. En effet, intrinsèquement normé, tout système de soin, conventionnel ou alternatif, tend à annihiler les aptitudes humaines qualitatives, subjectives et singulières nécessaires à l’établissement d’une relation de sollicitude permettant au patient d’éprouver un soulagement. Comme nous le rappelle Elie Azria, « transformer en normes des arguments scientifiques toujours fragiles et falsifiables passe par une certaine dénégation de l’incertitude attachée aux données de la recherche clinique. Imposer des protocoles de soins toujours plus nombreux à des soignants limités dans leur capacité critique, revient également à dévaloriser l’expérience, le jugement clinique et l’expression de la sensibilité au motif que ces capacités humaines ne sont pas standardisables, identiques chez tous. Cela revient à les voir uniquement comme le lieu de la défaillance, ce qui n’est pas une position tenable si l’objectif reste celui d’un soin prioritairement tourné vers la personne » . Dans le domaine médical et des soins, l’incertitude est pourtant bien présente à chaque étape allant du diagnostic au choix du traitement, en passant par l’estimation du pronostic vital. Chacune de ces étapes est imprégnée d’incertitude. En 1707, Georg Ernest Stahl énonçait déjà le fait que « toute chose est incertaine : la pathologie est incertaine, la thérapeutique est incertaine, l’efficacité des médicaments est incertaine, leurs modes d’action sont incertains, le pronostic est incertain… » . Depuis, cette incertitude a longtemps été combattue et de nombreux efforts sont toujours déployés pour tenter de la réduire. Toutefois, malgré le développement des technosciences, elle ne semble pas prête de disparaître en regard de l’hypercomplexité du vivant. Face à elle, la raison n’est pas l’aide la plus sûre et la plus efficace pour nous éclairer. Dans le contexte du soin, la logique rationnelle, pourtant si utile à la conduite judicieuse du traitement de la maladie, est en effet souvent inappropriée à l’accompagnement d’un patient en proie à sa souffrance et aux difficultés existentielles incertaines qu’elle génère. Elle a parfois même tendance à inhiber l’intuition spontanée qui permet en dernier recours de composer avec l’improbable, l’incertain, l’aléatoire et le mouvant de l’existence.

Sommes-nous finalement bien sûrs que ce que nous observons est le réel effet des causes que nous lui attribuons et, à l’inverse, que les causes que nous imaginons produisent les effets que nous observons ? Un diagnostic et un traitement théoriquement parfaits peuvent dans la réalité n’avoir aucun effet clinique, alors qu’un traitement empirique peut s’avérer efficace. Dans les faits, les effets des remèdes qu’éprouvent les patients ou qu’observent les soignants, ne correspondent pas systématiquement à la logique qui prévaut à leur prescription. Ce qu’éprouve un patient de sa maladie et de son traitement n’est pas forcément superposable à l’action « objective » d’un remède sur la maladie. La dimension existentielle de l’épreuve de la maladie ou de la souffrance ne se mesure pas à l’aune des marqueurs biologiques de la maladie. Les propos de Thomas Rabeyron que nous rapporte Samuel Socquet dans ce numéro #4 de la Revue de Santé Intégrative, illustrent bien l’ampleur d’une telle réalité au constat que « la moitié des personnes vivent des expériences exceptionnelles au moins une fois dans leur vie », des expériences qui surviennent fréquemment lors de périodes de crise ou de maladie grave et qui ont un impact existentiel et biologique très significatif.

«Dans les faits, les effets des remèdes qu’éprouvent les patients ou qu’observent les soignants, ne correspondent pas systématiquement à la logique qui prévaut à leur prescription.»

«Les expériences qui surviennent lors de périodes de crise ou de maladie grave ont un impact existentiel et biologique très significatif.»

Alors qu’aucune réelle explication ne permet de les comprendre, ces expériences aident pourtant la personne à trouver un nouvel équilibre, elles sont comme un « système de secours », un remède qui agit au-delà même des médicaments prescrits. Par extension, cela nous rappelle aussi qu’une statistique pronostiquant l’espérance de survie à une maladie ne donne d’information que sur la potentielle évolution de cette maladie et non sur celle de la vie d’une personne singulière et des multiples facteurs qui, en l’occurrence, la déterminent, que cela soit en l’abrégeant ou en la prolongeant. L’incertitude existentielle continue de préoccuper la très grande majorité des êtres vivants et en particulier les patients qui se demandent comment composer avec elle. Si personne n’a de réponse universelle à l’incertain, si les humains n’ont pas de « protocole », ni de « recette » toute faite, ni de « spécialiste expert » de la question, chacun a néanmoins sa manière singulière de composer à tâtons avec l’implacable incertitude et c’est ce qui nous intéresse dans ce numéro. L’incertain est inhérent au vivant et le combattre est une tentative vaine et illusoire. Vivre nous amène inéluctablement à éprouver ce sentiment d’incertitude qui nous sépare de notre finitude certaine. À l’inverse de la mort qui attend tout être vivant avec certitude, vivre est de nature radicalement incertaine. Et chaque action, chaque décision que nous prenons est une prise de risque intuitive dans l’obscurité de l’incertitude la plus épaisse que nous puissions imaginer. Ce n’est qu’en bricolant avec l’incertain que nous aiguisons notre intuition afin qu’elle nous aide à adhérer et consentir à nos existences et ses aléas. Pourtant bien installé dans le rationalisme scientifique, Denis Hochstrasser a, par exemple, confié à Anna Bonvin comment il en est arrivé à devenir son propre terrain d’observation pour composer avec sa maladie de Parkinson. De son côté, Stéphanie Glassey nous raconte le chemin qui l’a conduite à trouver son équilibre entre ses sentiments de culpabilité et de responsabilité, tout en s’autorisant simplement à être. Pour elle, « la vie n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre ». Il ne s’agit pas de s’engager dans un processus linéaire programmé mais bien de faire son chemin en cheminant à tâtons, entre essais, erreurs et solutions viables, à l’image de la poésie qui, pour Christophe Gallaz, le fait « par les mouvements les plus inattendus qui façonnent les êtres en profondeur » jusqu’à en devenir « une machine de guerre contre tous les pouvoirs dominants à l’oeuvre partout ».

La tendance de notre société à placer sa foi exclusive dans la Raison, fait perdre à l’être humain ses liens avec le monde environnant, avec son contexte et même avec les autres vivants. C’est pourtant vers des êtres proches ou disponibles que nous nous tournons pour trouver un soutien. Souvent, une simple présence opère et agit par elle-même. Car comme nous l’écrit Malka Gouzer, « l’exceptionnalité humaine résiderait moins dans son usage de la raison et du langage que dans sa capacité à s’attacher au-delà de l’humain : à des plantes, des animaux, des paysages et ainsi de suite ». Et tout comme l’attachement par les liens de sollicitude qu’il tisse permet de soutenir l’expérience de ce tâtonnement adaptatif que chacun fait face aux aléas de l’existence, le fait de partager avec autrui ses doutes, ses incertitudes et sa manière de « faire avec » ces aléas, permet d’explorer intuitivement notre condition aléatoire et incertaine d’être humain. C’est alors un partage d’expérience et de vécu qui nous sert de lanterne ou de main courante. Un partage qui laisse peut-être opérer l’incertitude comme un remède, dans le sens que donne Christophe Gallaz pour qui « seul l’Incertain donne à vivre. Seul le Certain détruit. Et seul l’incertain peut contester ce Certain ». C’est aussi ce partage d’expériences et de points de vue que nous vous proposons d’explorer dans ce numéro. Avec des témoignages et des réflexions vernaculaires sur la manière de composer avec l’incertain et l’improbable face aux aléas de l’existence tels que la maladie, la souffrance ou, tout simplement pour jouir d’une vie bonne, en santé, avec et dans le monde dans lequel nous vivons. Matilda Bianchetti, Manon Duay et Nsingi Neslie nous racontent comment s’est créé l’association ProSam qui permet à des personnes concernées par des troubles psychiques ou des parcours de vie marqués par des traumatismes, de partager leur expérience et d’entrer en résonance avec le témoignage résilient de Manon, ne serait-ce que pour se sentir moins seules. De façon polyphonique, Alain Kaufmann, Aline Lasserre Moutet, Line Rochat, Cécile Roche Boutin et Juliette Vaussard, nous présentent le jeu collectif Panorama. Conçu à l’initiative d’une trentaine de citoyens, ce jeu s’offre comme une possibilité de se réapproprier sa santé, en permettant à ses joueurs – soignants, soignés ou citoyens – d’agir et de construire ludiquement une compréhension de leur situation de santé, notamment face à la maladie chronique qui peut les plonger dans la complexité et l’incertain. C’est également dans cet esprit que notre Revue de Santé Intégrative invite ses lecteurs aux Rencontres d’Épione dont nous rendons compte dans ce numéro. Dans ce même esprit nous ne visons pas tant, pour reprendre les propos de Malka Gouzer, « une quelconque domestication des thérapies alternatives par la médecine scientifique en exigeant leur démonstration par des études, des expériences et des théories qui démontrent les effets d’une approche versus une autre », mais nous nous contentons de tisser des liens vitaux, essentiels et opérants entre celles et ceux qui les font, les vivent, les pratiquent et les expérimentent singulièrement. Pour cela il faut certainement dépasser nos illusions sur la Raison en envisageant, comme le suggère Thomas Rabeyron, qu’elle ne soit pas, avec la pensée, réductible au cerveau mais comme faisant partie de l’entrelacs des innombrables aptitudes dont jouissent les êtres pour vivre, parmi lesquelles aussi l’intuition, l’imagination, l’humour ou la foi dans l’existence incertaine.

Au moment où s’achève la composition de ce #4 de la Revue de Santé Intégrative, nous recevons avec une grande tristesse la nouvelle du départ de notre ami et compagnon rédactionnel Jean Richard. Quelques jours avant son départ, alors qu’il préparait un article pour ce #4, il nous disait encore que « cela fait presque dix jours que mon cancer déraille. Il ne répond plus au traitement », s’excusant encore du retard pour la remise de son texte. Nous ne lirons jamais son dernier texte mais garderons intact le souvenir chaleureux et pétillant de sa présence. C’est au nom de toute la rédaction que Christophe Gallaz, son ami de longue date, lui réserve ce bel hommage que nous publions encore dans ce numéro. 

____

Notes

Elie Azria (2012). L’humain face à la standardisation du soin médical. La vie des idées. Collège de France.
2 Georg Ernest Stahl (1707). Prolusio inauguralis de certitudine artis medicae. In Dissertationes medicae.