Le chien, un organe d’épuration oublié

La vérité, c’est que j’ai versé. L’affaire remonte au mois de décembre dernier. Un samedi de pluie. J’étais chez moi avec ma fille. On se tournait un peu les pouces et, pour meubler la journée, on a décidé de se rendre dans le Val de Travers. L’idée n’était autre que de s’aérer. Prendre le train. Manger des chips Zweifel en regardant le paysage défilé derrière une vitre mouillée. Revenir frigorifiées. Boire un chocolat chaud devant la cheminée et ce genre de trucs que l’on fait par crainte de se fossiliser.
On a quitté Genève sur le coup des 11 h. On a traversé Morges et Yverdon. À Bienne, on a changé de train et, après ce train, on est montée dans un bus qui nous a lâchés en haut d’une colline. On a longé un bout de route puis on s’est engouffrées dans un chemin sans issue et sans goudron. Il a commencé à venter et à grêler. Ma fille s’est plainte du froid et de la longueur du trajet. J’ai trébuché dans une flaque de boue avec mes nouvelles Tods aux pieds et j’ai juré. J’ai dit holy shit ce qui, en français, signifie sainte merde. Je le mentionne simplement parce que dans ce récit, ce holy shit officie comme un indice. Le signe avant-coureur du piège dans lequel nous n’allions pas tarder à sombrer.
Après une bonne heure de marche, on a échoué dans une ferme où résidaient des animaux. Les pieds dans la boue et la bouse, on a salué des chèvres et caressé des poneys. Une vache nous a léché la main et on a ri de sa grosse langue violette et rugueuse. L’humeur étant remontée, on s’est dit qu’on avait somme toute bien fait de venir jusqu’ici et que parfois, ça valait la peine de se donner un coup de reins et de risquer l’inconnu plutôt que de végéter en ville, dans la sécurité et le confort de son chez soi. Derrière l’étable à vaches, un hangar couvert et sans fenêtres.
— Viens voir a hurlé ma fille qui gesticulait devant l’entrée.
Je l’ai rejointe. On a poussé une porte en bois mou et c’est là qu’on les a vus. Des boules de poils blanches et tachetées formant un amas mouvant et moelleux. Au centre, une chienne dalmatien allongée sur le flan. Paisible et royale. Maternelle dans le sens archaïque et bouleversant du terme. On s’en est approchées. Une des petites boules s’est échappée du lot et à glisser entre nos jambes. Il s’agissait d’une femelle de 4 mois. Adorable à faire craquer une porte de prison. Évidemment que c’est fait exprès ces trucs-là. Pour qu’on s’épanche et pour qu’on tombe.
D’après une étude menée par l’Université d’Arizona et publiée en 2018, le pic d’attractivité des chiots se situerait aux alentours de 6 à 8 semaines, période qui coïncide avec le début de leur sevrage. Déclinant progressivement après les 10 à 12 semaines, ce pic de mignonnerie déclencherait chez l’humain une réaction neurologique de type empathique qui l’encouragerait à protéger et à prendre en charge la bête en question. Plus en phase avec l’instant présent que sa mère, ma fille s’est d’emblée emparée du chiot. Elle la prise dans ses bras, la couverte de câlins puis s’est écriée que cette créature était sa soeur, son amie, la pièce manquante à son bien-être.
— Maman, a-t-elle déclaré avec la conviction d’une personne qui aurait rédigé une thèse de doctorat sur le sujet, on la prend. C’est décidé.
Sèchement, je lui ai répondu qu’il en était hors de question.
— Et même, ai-je ajouté, même si nous vivions dans un manoir anglais, je refuserais de cohabiter avec ce type de microbes.
Ce qui interpelle avec ces Médors, ces Rex et autres Brutus qui pullulent et polluent nos logis, nos parcs et nos rues, c’est le peu de foin qu’on accorde à leur incommensurable saleté. Un chien, lorsque ça sort de chez lui, ça plante directement son museau dans les poubelles et les égouts. Ça renifle en permanence le postérieur des gens et de ses congénères, ça marche et ça se roule dans ce qui pue et ce qui colle et, lorsque ça rentre chez lui, au lieu de se laver les pattes ou les dents, ça piétine sur les canapés, les tapis et les literies repassées. Ça diffuse des odeurs, des poils et des tiques et, pendant ce temps-là, nous, les humains, ceux qui désinfectons frénétiquement nos espaces, nos corps et nos âmes, continuons de faire comme si cette saleté colossale du chien n’en était pas une. Pourquoi ? Qu’essayons-nous de dissimuler ou de ne pas voir là-derrière ? D’où vient la gêne ?
En plus, ce n’est pas comme si cette information nous était cachée. C’est écrit partout dans la littérature qu’un chien c’est crade et qu’une de ses fonctions primitives — celle qui lui aurait, entre autres, permis de remporter la course darwinienne sur le loup — réside précisément dans l’attrait pulsionnel qu’il voue à nos déchets. Il y a 15 000 ans en arrière, lorsque nous avons commencé à nous sédentariser et à bazarder toutes sortes de déchets derrière nos logis c’était apparemment eux, nos Médors, nos Rex et nos Brutus qui se chargeaient de balayer nos latrines et d’ébouer nos ruelles. C’est d’ailleurs à force de rôder là-derrière, dans nos décharges et nos excréments, que le système digestif du chien s’est adapté à l’assimilation de l’amidon et autres glucides présents dans l’alimentation humaine.
Le loup quant à lui, le canis lupus, bête héroïque et légendaire que nous dépeignons dans nos imaginaires comme libre et sauvage, ne s’y est pas plié. Restant fidèle à ses valeurs et traditions, refusant de se frotter aux humains, il a continué à chasser de la viande fraîche pour subvenir à ses besoins. Le chien s’est lié avec le diable que nous sommes ; le loup s’en est préservé et, ironie du sort, c’est justement en restant libre et sauvage que le loup a failli entièrement disparaître de la surface du globe. En 1970, on ne comptait pas plus de 1000 loups sur le sol européen pour 35 millions de chiens. Aujourd’hui, le loup est une espèce protégée alors que le chien, qui jouit désormais d’une population mondiale qui avoisine le milliard, est devenu une espèce envahissante et écologiquement problématique.
D’après mes recherches récentes sur Google, un chien de taille moyenne produirait environ 770 kg de CO2 par année, ce qui correspondrait grosso modo à un vol aller-retour Genève-New York en classe économique ou à 10 allers-retours Genève- Saint-Gall en voiture. Selon une étude publiée en 2020 dans Gobal Environmental Change, la production de nourriture sèche pour animaux de compagnie (moins polluante que les pâtées) générerait jusqu’à 151 Mt de CO2 par an, mobiliserait environ 58 millions d’hectares de terres agricoles et consommerait jusqu’à 11 km³ d’eau douce, soit une empreinte carbone comparable à celle que génère un pays comme les Philippines.
Cette problématique de la pollution des chiens, on commence fort heureusement à en parler. Le 6 juillet 2025, le journal Le Matin Dimanche consacrait par exemple un dossier à la pollution canine. Sur la manchette jaune de sa caissette, l’inscription suivante : « Une étude-choc révèle l’énorme impact écologique des chiens ». Étalé sur une double page, l’article traitait de la perturbation des faunes sauvages, de la contamination des eaux par vermifuges et insecticides ainsi que de l’aggravation des émissions carbone générées par l’industrie alimentaire pour chien. « Les croquettes polluent autant que les jets privés » constituait un des sous-titres de l’article. En guise de conclusion, un rappel sur les bienfaits physique et mental du chien sur l’humain, ainsi qu’une remarque sur la problématique des aliments de qualité qui, bien que générant une empreinte carbonne moindre, s’avérerait trop onéreux pour la majorité des propriétaires canins. À ma grande surprise, pas une note sur la nature parasitaire du chien, ni une allusion sur la possibilité éventuelle de réhabiliter ce lien écologique entre le chien et l’humain, ou l’un consomme et absorbe ce que l’autre rejette.
« Un chien de taille moyenne produirait environ 770 kg de CO2 par année, ce qui correspondrait grosso modo à un vol aller-retour Genève-New York en classe économique. »
Diverses études, dont une polonaise publiée en 2022 et une indienne publiée en 2024, stipulent que le système immunitaire des chiens des rues, donc des chiens qui survivent principalement sur nos détritus et décharges, serait plus robuste et résistant aux infections que celui des chiens de familles, choyés, eugénisés et alimentés par des croquettes, pâtées et autres aliments spécifiquement conçus pour leurs besoins. Il se pourrait donc, c’est une hypothèse que je risque ici, que ces frottements, entre ce que les hommes rejettent (et ceci vaut tant sur le plan physique que psychique) et ce que les chiens reniflent ou absorbent, soient, in fine, bénéfiques non seulement pour la santé du chien, mais aussi, vraisemblablement, pour celle de l’humanité. Ne devrions-nous donc pas songer à alimenter nos chiens avec une partie recyclée de nos déchets ? Au niveau de l’empreinte carbone, ce serait top.
« Ce qui distingue véritablement le chien du loup n’est pas la domestication, mais le mode de subsistance. »
Selon Raymond et Lorna Coppinger, un couple de chercheurs américains, auteurs du best-seller Dogs, A New Understanding of Canine Origin, Behavior and Evolution, University Chicago Press, 2001, ce qui distingue véritablement le chien du loup n’est pas la domestication, mais le mode de subsistance. Le premier serait un charognard opportuniste (scavenger) qui évoluerait et dépendrait d’un écosystème purement anthropique, alors que le second, le loup, serait un prédateur actif. Les chiens, toujours selon les Coppinger, descendraient d’une lignée de loups non dominants qui, parce qu’ils étaient nuls en chasse, inaptes à la vie en meute et, en somme, mal partis dans la vie, se seraient, pour survivre, rabattus auprès des humains. Pour le couple Coppinger, les chiens poussent naturellement là où il y a des excédents humains et c’est d’ailleurs pour cette raison que la problématique des chiens errants — ces bêtes qui se démultiplient et véhiculent toutes sortes de maladies dans certaines de nos contrées qui s’avèrent peu salubres — ne pourra se résoudre qu’en améliorant la gestion des déchets.
Gisant gaîment à mes pieds, je me suis à mon tour penchée sur la boule de poils blanche et tachetée. Je me suis agenouillée, je l’ai caressée, je me suis momentanément laissée emporter par ces babillages pathétiques que l’on profère universellement en présence d’un bébé — mon ton est monté dans les aigus — la boule de poils a léché mes mains, puis ma joue et, avant même que je puisse reprendre mes esprits, elle était en train pisser sur le parquet de mon appartement à Genève. Le chocolat chaud que je me réjouissais tant de boire au bord de la cheminée en rentrant de la campagne s’est vu substitué par la destruction d’un canapé en cuir, d’un tapis en laine et d’une étagère entière de livres. Ensuite, il a fallu nettoyer, sortir, rassurer, promener, nourrir, ramasser, brosser, se rendre chez le vétérinaire, remplir des formulaires, payer, vacciner, se munir d’une puce et d’une médaille, coucher la bête, faillir à ses obligations, perdre des amis et in fine, chambouler la totalité de la stabilité matérielle et émotionnelle de mon quotidien.
Ce chamboulement, qui remonte au mois de décembre dernier et qui va jusqu’à déborder sur les pages de la Revue de santé intégrative, je n’ai pas terminé de le subir de plein fouet. Depuis que je suis rentrée du Val de Travers avec ce chiot sous le bras et une stabilité bousillée, je suis contrainte, ne serait-ce que pour soutenir mon reflet dans le miroir, de réviser l’intégrité de mes postulats sur l’origine du monde et du sens de la vie. Désormais, je tente de me persuader et de vous persuader que le chien est non seulement la chose la plus propre sur terre, mais aussi le probiotique, la mycose, le champignon fondamental et nécessaire au bien-être de l’humanité. Le chien, aimerais-je pouvoir dire, est un organe, une extension du corps humain. Une sorte de smartphone ou d’intelligence artificielle avant l’heure qui dépend de nous comme nous dépendons de lui.
De nature faible et dépendante, l’humain, tout comme le chien, doit collaborer et communiquer avec d’autres espèces pour survivre.
Pour Charles Stepanoff, anthropologue français à lire absolument, dont les travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux de Philippe Descola, l’exceptionnalité humaine résiderait moins dans son usage de la raison et du langage que dans sa capacité à s’attacher au-delà de l’humain : à des plantes, des animaux, des paysages et ainsi de suite. Ce serait d’ailleurs, mais Stepanoff n’est pas le seul à le dire, grâce à cette habilité à tisser des liens interspécifiques que l’humain devrait sa survie et sa pérennité sur Terre. D’autres hypothèses vont jusqu’à suggérer que ce serait grâce à cette collaboration, entre le chien et l’humain que l’homo sapiens aurait subsisté là où le Néandertal aurait échoué. De nature faible et dépendante, l’humain, tout comme le chien, doit collaborer et communiquer avec d’autres espèces pour survivre. Or ces liens, que nous continuons de réduire depuis le XIXe siècle à de la pure domestication ou à de l’assujettissement à visé utilitaires, peuvent aussi être vus de manière plus intégrative : l’humain ne domine pas forcément l’autre, mais cohabite et interagit avec l’autre de manière diplomatique et, pour reprendre les termes de Stepanoff, cosmopolitique. Il en va de même dans le domaine de la santé. Au lieu de viser une domestication des thérapies alternatives par la médecine scientifique et d’exiger des études et des expériences qui démontrent les effets d’une approche plutôt qu’une autre, elle pourrait elle aussi, peut-être, se contenter de tisser ce lien dit interspécifique ou pourquoi pas, intermédical.