La chronique incertaine, le feu poétique et les médicastres

En méditant ce texte à composer pour la Revue de santé intégrative numéro 4 où le thème de l’Incertain est abordé, j’ai pensé que je m’y prendrais le plus opportunément possible. En m’éclipsant pour laisser cette chronique advenir en toute autonomie. L’Incertain, en tout cas l’inverse du Certain programmé, dans toute sa gloire. Pas de plan rédactionnel prédéfini de ma part, donc, ni de crescendo dialectique articulé comme un scénario de roman policier, ni de nervures narratives organisées pour qu’en surgisse une conclusion spectaculaire.
Non, plutôt de la cueillette accomplie par le texte lui-même au gré de son accomplissement. Un paragraphe conviant spontanément le fait ou l’idée propices à son développement, puis le suivant faisant pareil, puis les ultérieurs à sa suite — ainsi jusqu’au point décrété final. Un peu, d’ailleurs, comme nous cheminons nous-mêmes depuis notre enfance et notre adolescence. Nous qui fondons notre trajectoire sur quelques éléments d’un savoir glané de bribe en bribe au long des décennies, bien sûr, mais qui révérons surtout, en grande part inconsciente, les interstices qui les disjoignent. Parce qu’ils nous aèrent et nous permettent, parfois, de descendre jusqu’au creux de notre personne et du monde pour nous y régénérer.
Avant d’en remonter pour en renaître un peu transformés, puis de faire tourner dans notre esprit ce vaste bal où nos souvenirs peuvent se conjoindre à nos intuitions, nos hypothèses à nos moissons intellectuelles, et nos instants de concentration réflexive aux passages dans notre esprit d’un rien prodigieux. Ou de ce quelque chose assez indéfinissable pour équivaloir à du blanc. À de l’énigme. De quoi goûter, enfin, cette prodigieuse légèreté d’exister plus pleinement par l’effet suspensif de nos sapiences utilitaires et de leurs usages institués.
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Ainsi ma chronique, à ce stade, entreprit-elle de s’interroger sur la poésie, art du langage visant à exprimer ou suggérer, par son rythme, l’image et l’harmonie. Et se demanda si le souffle de cet art-là saurait dissoudre les engrenages de la Raison mutilante inspirée par les injonctions contemporaines de la planification de type Excel. Ces fantasmes qui façonnent le culte de la démonstration sans faille, de la preuve indiscutable, de la vérité absolue, du point de vue sans alternative et de la performance comme principe ultime à faire valoir dans les domaines personnels et professionnels. Y compris de la médecine et du soin.
« Ma chronique voulait parler de la poésie combative. De celle qui boute l’infini dans le fini pour desceller l’ordre établi brutalisant. »
« La lumière, celle qui convoque les saisons et les fait chavirer en cycles infinis, est le plus sûr abri des menaces qui nous foudroieront tôt ou tard. »
La poésie, donc, mais pas n’importe laquelle. Pas celle qui s’enclôt dans les préciosités du peu, du blanc et de l’ailleurs énoncés en vers arachnéens, dans des salons de thé confinés à se pendre, par quelques littérateurs ou littératrices enroulés dans leur Moi comme des bricelets dans leur boîte ou confits à basse température dans les tremblements de la grâce. Non, ma chronique voulait parler de la poésie combative. De celle qui boute l’infini dans le fini pour desceller l’ordre établi brutalisant. De celle qui fait exploser les pratiques et les institutions qui nous aliènent, nous oppressent et finissent par nous incarcérer.
La poésie qui pourrait renverser, puisque nous sommes ici dans le cadre d’une revue professionnelle ouverte au grand public, les médicastres enfermés dans leurs pratiques et dans leur position. Et qui, après les avoir renversés, questionnerait aussi la révérence faite à leur égard par leurs patients impliqués dans ce schéma.
Alors, j’ai perçu que ma chronique songeait, en particulier à ce point de sa progression, à mon ami l’écrivain Philippe Jaccottet disparu voici quatre ans. Celui dont l’écriture fut tout sauf celle d’un Victor Hugo somptueux comme une fanfare, ou celle politiquement engagée de Louis Aragon, René Char, Robert Desnos ou Paul Eluard. Non, elle pensait au Jaccottet pétri d’humilité qui mit en scène des instants, choisit de nommer des plantes et des oiseaux, s’excusa de ses doutes retournés contre lui-même et ne cessa de supposer que la lumière, celle qui convoque les saisons et les fait chavirer en cycles infinis, est le plus sûr abri des menaces qui nous foudroieront tôt ou tard.
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À ce point-là de son essor, ma chronique devint pensive avant de faire silence quelques instants, puis de reprendre son élan. Tu vois, Christophe, me murmura-t-elle alors, c’est dans cette mesure où la poésie de feu ton ami paraît peu de chose, face à l’excès des choses où votre monde s’est enfoncé, qu’elle en est la seule contestation possible. Qu’elle en est le principe adverse irréductible. Qu’elle en est la seule critique imaginable. Qu’elle en est la subversion cristalline. Je sursautai. De nouveaux horizons s’ouvraient à mes pensées.
Puis elle reprit son discours. La poésie de Jaccottet, continuat- elle, décrit votre trajectoire existentielle comme une séquence fragile et sans remplacement possible. Et formule ce miracle de façon si délicate, et si suggestive, que cette finesse même dénonce d’autant plus efficacement les tapages de vos communautés néolibérales environnantes. Avec leurs médicastres. Leurs fonctionnements massifs. Et le pouvoir sur vous qu’elles se sont arrogées.
Je l’écoutais, voulant parfois l’interrompre et la questionner, mais son propre mouvement l’entraînait trop puissamment. La poésie combative au sens où je la révère, Christophe, ajouta-t-elle à mon adresse, est une sensibilité que rien n’arrête et qui ne s’apaise jamais. Elle ridiculise les paroissiens culturels de votre époque gavés jusqu’au goulot mental par leur consommation systématique du spectacle. Elle est la forme et le style qui désavouent la politique sans tenue morale ni maintien démocratique. Elle se considère si peu pour la vérité qu’elle raille les narrations mensongères alignées dans la presse à succès d’aujourd’hui, surtout depuis la réélection de Trump entraînant derrière lui tous les apprentis dictateurs à l’oeuvre sur les cinq continents de la planète.
Ma chronique, décidément, grappillait dans nos environs les brindilles enflammées que le convoi des actualités planétaires disséminait aux alentours, et devenait inarrêtable. Mais elle revint par bonheur à mon ami Jaccottet pour vanter son travail et rejoindre le thème de cette revue médicale. Oui, me précisa-t-elle encore, les textes de ton poète sont rythmés par les mouvements les plus inattendus qui façonnent les êtres en profondeur. Elle en devient une machine de guerre contre tous les pouvoirs dominants à l’oeuvre partout, qui balancent chaque jour leurs ordres à des électeurs ou des mains-d’oeuvre asservies sur papier quadrillé. Elle est gratuite, enfin, comme toutes les tentatives que l’humilité façonne, alors que vous êtes emportés d’un seul élan par les ivresses de la finance et de ses eldorados illimités.
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Je me demandai, au moment de dire au revoir à ces lignes désormais complices sur mon écran d’ordinateur, si je ne m’étais pas éparpillé comme elles m’en avaient donné l’exemple. La poésie, les médicastres et leurs patients… Ce dispositif était-il resté assez cohérent ? Ce texte accouché par lui-même assez intelligible ?
Assez efficace ? Je jurerais que mon interlocutrice écrite comprit aussitôt ma préoccupation — on sait bien que les textes perçoivent mieux l’âme de leurs lecteurs qu’eux-mêmes ne les comprennent. Elle s’écria donc et mes oreilles l’entendirent :
— Bien sûr ! Quiconque m’aura lue m’aura comprise. Les patients qui parviendront à considérer l’Incertain comme leur habitat le plus fondamental, au point de s’habiter eux-mêmes incomparablement, en acquerront la force de desceller toutes vos statues du moment. Celles des médicastres et de leurs confrères disséminés sur vos cinq continents. Celle des potentats dans la Cité. Seul l’Incertain donne à vivre. Seul le Certain détruit. Et seul l’Incertain peut contester ce Certain.
Elle s’exaltait, me lançant encore :
— Pense aux arbres. Imagine-toi celui qui serait déterminé par le Certain au lieu de révérer naturellement l’Incertain, et qui pousserait par conséquent tout droit dans la ramure de ses aînés plus grands au lieu de la contourner en fonction de la lumière disponible. Catastrophe absolue ! Forêts suicidées ! Votre espèce en est là. C’est pathétique.
J’étais saisi, puis laissai quelques instants passer. Ma chronique en profita pour se replier sur l’écran de mon ordinateur et partir se reposer non sans vous faire exprimer de ma part, à vous qui venez de la lire, son amitié, son espoir et ses mercis.