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Les expériences exceptionnelles sont des météorites psychiques

Le psychologue clinicien Thomas Rabeyron, professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Lyon 2 en France, propose une recherche et une clinique ouvertes à l’invisible. Il associe psychanalyse, philosophie et neurosciences cognitives pour tenter de comprendre les interactions entre psyché et matière. Selon lui, la rigueur scientifique et l’ouverture peuvent se combiner pour aider les patients à intégrer leurs expériences exceptionnelles et leurs potentialités transformatrices.

Dans votre ouvrage Clinique des expériences exceptionnelles 1, vous proposez une typologie en distinguant les perceptions « psi » (télépathie, clairvoyance…) et les expériences de mort imminente, mystiques, d’abductions, de hantise, de sortie hors du corps… Quelle est l’occurrence de ces expériences dans votre pratique de clinicien ?

Thomas Rabeyron : Dans le service spécialisé sur les expériences exceptionnelles de CIRCEE que j’ai co-créé en 2009, c’est la quasi-totalité de ma patientèle, car ces personnes nous contactent pour ce motif. Dans le cadre de mes activités hospitalières ou libérales, cela peut arriver, mais c’est beaucoup moins fréquent. L’épidémiologie au sein de la population générale montre qu’environ la moitié des personnes vivent des expériences exceptionnelles au moins une fois dans leur vie. Si on prend la fourchette basse, cela signifie que près de 50 millions d’expériences de ce type seraient vécues chaque année à travers le monde…

Comment les patientes et patients vivent-ils ces expériences ?
Les plus déstabilisantes ce sont les cas poltergeist [déplacement ou apparition-disparition inexpliqués d’objets, bruits sans cause apparente, etc., ndlr], car de tels phénomènes produisent souvent un « choc ontologique », pour reprendre l’expression du psychiatre américain John Mack. Ces phénomènes créent une « fracture » dans nos modes de pensée occidentaux. Ces personnes se disent parfois : « Si une telle chose est possible alors tout est possible ! » D’autres phénomènes sont plus faciles à intégrer, comme de petits phénomènes télépathiques du quotidien (par exemple, penser à un proche que l’on n’a pas vu depuis des années au moment même où celui-ci nous appelle). Mais tout cela est tout de même beaucoup moins déstabilisant que de voir se déplacer des objets chez soi sans cause identifiable.

Pardon ?
Ces phénomènes sont très rares, mais ils se produisent chez certaines personnes. Quand c’est possible, on se déplace chez elles et il nous arrive de les constater nous-mêmes. L’accompagnement de ces personnes consiste alors à essayer de comprendre de possibles causes objectives ou une éventuelle supercherie. Une fois ces précautions prises, un travail thérapeutique, souvent de nature familiale, les aide à comprendre le sens de ces manifestations et souvent à s’en défaire. Notre pensée occidentale, basée sur la linéarité et la fixité du temps et de l’espace, ne permet en effet guère de comprendre leur émergence. Il faut aussi protéger ces personnes d’une éventuelle visibilité médiatique, car après être passées par les forces de l’ordre pour signaler les problèmes récurrents dans leur logement, elles se trouvent parfois livrées en pâture à la presse. Enfin, au vu de l’état de vulnérabilité dans lequel elles sont parfois quand les phénomènes se produisent, on cherche aussi à les protéger en particulier de possibles emprises sectaires ou de l’action de médiums qui promettent de les débarrasser des « esprits » moyennant de fortes sommes d’argent.

Et vous, comment interprétez-vous ces phénomènes ?
Ces phénomènes, très rares, correspondent selon mon expérience à une forme de psychosomatique externalisée, une sorte de projection d’un conflit psychique inconscient dans l’environnement. Pour reprendre la formule de la psychanalyste Djohar Si Ahmed, le poltergeist viendrait « chanter la souffrance familiale ». Après, il convient de distinguer ces interactions dites « psi » [télépathie, clairvoyance, précognition, etc., soit l’impression d’obtenir des informations qui ne passent pas par les canaux sensoriels habituels, ndlr] des facteurs psychologiques en jeu dans les expériences exceptionnelles de manière générale. Par exemple, on comprend bien certaines caractéristiques des sorties hors du corps par le biais des travaux en neurobiologie. Mais, parfois, comme dans les cas de poltergeist, les choses apparaissent plus complexes. On relègue alors ces phénomènes au rang de « météorites psychiques », car on ne les comprend pas. Les patients que je reçois dans ma consultation spécialisée sont souvent perturbés, car ils n’ont pas reçu une écoute appropriée de la part des soignants à qui ils ont tenté d’en parler.

Comment accompagnez-vous ces patients ?
En les aidant à redevenir sujets de leur vécu. À dépasser l’idée que cela relève d’une forme de « paranormalité » qui ne les concernerait pas. En tant que psychologue clinicien, je tente donc de mettre en relation la vie psychique de ces personnes avec ces expériences exceptionnelles – peu importe leur interprétation. Je les invite à raconter leur vécu dans le détail et sans jugement, ce qui les aide à relancer leurs capacités d’intégration. En effet, ces expériences se produisent fréquemment lors de périodes de « crise ». Elles aident alors le sujet à trouver un nouvel équilibre, elles sont comme un « système de secours » dont disposeraient certaines personnes, menant parfois à d’étonnants processus de transformation sur le plan psychique, et qui est probablement associé à certaines substances produites par le cerveau (comme la DMT) lors de circonstances exceptionnelles.

Malgré tout, certaines de ces expériences évoquent la psychose. Comment faites-vous la distinction ?
Par le diagnostic différentiel. La schizophrénie est liée à des phénomènes assertifs, constants, et s’il y a un vécu télépathique, il émerge avec des propriétés spécifiques, assez faciles à repérer quand on a la formation en psychopathologie adéquate. La réponse n’est cependant jamais simple dans la clinique. Un problème fréquent est la tendance à « pathologiser » les expériences exceptionnelles, ce qui empêche de les intégrer, car cela crée de l’isolement, de la honte. Ainsi, ce n’est parfois pas tant l’évènement en lui-même qui est traumatique, mais c’est la manière dont il est reçu qui peut engendrer de la souffrance après-coup.

Dans vos ouvrages Clinique des expériences exceptionnelles et Codex Anomalia 2 , vous proposez une exploration encyclopédique des phénomènes inexpliqués qui défient notre compréhension du monde. Vous vous appuyez notamment sur de nombreux cas cliniques issus de votre pratique et vous écrivez que les expériences exceptionnelles peuvent « déployer des capacités de transformation »…
Ces expériences transforment le rapport de soi à soi et de soi aux autres. Elles « humanisent » la personne, elles augmentent sa sensibilité (ce que l’on appelle la « perméabilité psychique »), ce qui est particulièrement visible dans les expériences de mort imminente. Il s’agit pour ces personnes de parvenir à composer avec cette perméabilité psychique accrue. Certaines en sont très satisfaites et recherchent de telles expériences ; d’autres se trouvent en difficulté et recherchent de l’aide.

Vous êtes clinicien, mais aussi chercheur, membre du prestigieux Institut universitaire de France et Honorary Research Fellow à l’Université d’Édimbourg. Comment vous est venu cet intérêt pour l’invisible ?
J’ai notamment été sensibilisé à ces sujets par mon père, pédopsychiatre, qui a écrit dans les années 1980 un Que sais-je sur les médecines parallèles avec l’anthropologue François Laplantine. De manière générale, je considère que ces expériences, et en particulier les interactions psi, représentent l’un des défis scientifiques majeurs de notre époque. Elles interrogent notre conception usuelle de l’espace et du temps. Elles questionnent sous un angle original la relation psychématière. Malheureusement, ce sujet est largement exclu des débats académiques actuels et se confronte à ce que le philosophe Bertrand Méheust appelle « le tabou du psi ». Ainsi, si les neurosciences aident à comprendre certaines particularités de ces expériences, les questions de fond, notamment sur la nature de la conscience, restent à explorer dans le détail. De ce point de vue, je pense qu’il conviendrait de repenser totalement la nature de la conscience dans la filiation des hypothèses de Bergson, selon lequel la pensée n’est pas réductible au cerveau.

Les professionnels de la santé sont-ils davantage sensibles à ces phénomènes ?
Sur le terrain, on assiste à un métissage culturel chez les soignants, qui s’inscrit dans un mouvement social de fond davantage ouvert aux expériences exceptionnelles. De plus en plus de soignantes et soignants se forment à la compréhension de ces expériences et sont sensibilisés à leur accompagnement. La société s’ouvre ainsi davantage aux approches complémentaires ou alternatives, mais il convient d’être vigilant également concernant certaines dérives dans ces domaines situés aux frontières de nos connaissances.

1 Ed. Dunod, 2020.
2 Ed. Dunod, 2023.