Panorama, un outil d’exploration thérapeutique au service du partenariat en santé. Un récit à plusieurs voix

Préambule — qui parle ?
Cet article propose une appréhension polyphonique de l’outil Panorama, issu d’une démarche participative dans le cadre de l’Initiative Santé intégrative et société, lancée par la Fondation Leenaards en 2021. Panorama a été élaboré par un collectif composé de citoyen·nes, chercheur·es, co-designer·euses, facilitateur·ices, illustrateur·rices, partenaires de terrain (médecins, soignant·es, intervenant·es, formateur·ices d’adultes, animateur·ices sociaux·ales). Au total une trentaine de citoyen·es sont intervenu·es dans le processus de création et le fonctionnement de ce qui est devenu le Laboratoire citoyen de santé intégrative.
L’exercice de raconter Panorama à plusieurs voix s’est rapidement présenté comme une évidence à l’image de la démarche participative qui inspire l’entier du processus de recherche et qui consiste à mettre en commun « des personnes/ groupes appartenant à différents horizons, par opposition à une recherche non participative qui implique uniquement des chercheur·es de carrière », comme le définit très justement Baptiste Godrie et ses collègues (2020 : 3). Cette contribution s’inscrit dans le continuum du projet qui est désormais entré dans une phase de valorisation et de diffusion de ses apprentissages et de ses accomplissements.
Les voix — principalement féminines — qui se donnent à lire ici sont celles de personnes ayant participé à la création de Panorama selon des ancrages différenciés. Dressons un portrait — qui ne peut être que fragmentaire — des protagonistes :
- Line Rochat : anthropologue du début de vie, responsable de recherche au ColLaboratoire de l’Université de Lausanne.
- Alain Kaufmann : sociologue et biologiste, directeur du ColLaboratoire, actif dans la démocratisation des savoirs et de la recherche depuis plus de 30 ans.
- Aline Lasserre Moutet : formatrice d’adultes, directrice du Centre d’éducation thérapeutique du patient aux Hôpitaux Universitaires de Genève.
- Cécile Roche Boutin : co-designeuse et facilitatrice chez facenord et co-fondatrice du projet Yugami (conception d’outils collaboratifs)1.
- Cosette Odier : co-enquêtrice et membre du Laboratoire citoyen constitué dans le cadre de ce projet de recherche, théologienne, accompagnatrice spirituelle et formatrice à l’accompagnement spirituel en milieu de santé.
- Juliette Vaussard : infirmière, co-enquêtrice et membre de ce même Laboratoire citoyen.
À chaque auteur·ice, trois questions ont été adressées : quelles ont été vos motivations à participer à la création de Panorama ? Quel est votre rôle dans la création de Panorama ? Pour vous, en tant que professionnel·le de la santé, citoyenne engagée dans le projet, co-designer et facilitatrice, formatrice d’adultes et chercheur·euse, quelle est la principale plus-value de Panorama ? Les réponses sont restituées ici sous la forme d’une conversation, modalité la plus adéquate pour rendre compte de la dynamique des échanges que toutes les parties prenantes ont instaurée au fur et à mesure de l’avancée du projet.
Panorama, c’est quoi ?
Line : J’aimerais commencer par expliciter une ambivalence qui nous travaille depuis le début de la conceptualisation de Panorama (quand je dis « nous », je renvoie aux échanges réguliers avec les différents partenaires du projet mentionnés plus haut). Nous oscillons intuitivement en permanence entre le lexique du jeu (nous parlons facilement de « jouer à Panorama », des « règles du jeu », ou de « faire une partie ») et celui de l’outil à visée pédagogique ou thérapeutique. Pour esquisser une tentative non pas de résolution de la question, mais plutôt pour endosser cette ambivalence, nous pouvons nous accorder sur le fait que Panorama est un outil (un objet fabriqué servant des situations d’apprentissage, qui nécessite de clarifier un public cible, un objectif et une stratégie) qui prend la forme d’un « jeu sérieux » (en référence aux serious games qui combinent des éléments ludiques issus du jeu vidéo avec des visées pédagogiques). Ainsi, la brochure d’accompagnement de Panorama fait mention de « composantes du jeu », de « contextes d’utilisation », de « bonnes pratiques et recommandations » (qui renvoient à des éléments de posture) et de « variété d’utilisation ».
Panorama s’ancre dans la nécessité de promouvoir une définition de la santé qui ne renvoie pas seulement à l’absence de maladie.
Panorama se présente sous la forme d’un jeu de cartes images et de cartes mots classées en huit catégories ou « familles » : acteurs, contexte, santé, ressources, se sentir bien, événement, mal-être, entreprendre. Il sert à représenter sa situation de santé dans sa globalité et à la transmettre clairement à son interlocuteur·ice. Il est accompagné par un guide d’utilisation qui permet de clarifier ses usages. Flexible dans son utilisation (seul·le, en binôme, en groupe), Panorama s’adapte au temps à disposition ainsi qu’aux objectifs préalablement formulés. Le contenu du jeu (format, lexique des catégories et des mots, style d’images) a été co-élaboré dans le cadre des rencontres du Laboratoire citoyen. Dans l’intervalle, la progression s’est poursuivie en groupe de travail restreint (principalement les chercheur·euses et les co-designer·euses, avec l’appui ponctuel de membres du groupe citoyen et de partenaires externes dont l’expertise est venue enrichir la conception de l’outil). Panorama reflète des volontés fortes issues de citoyen·nes engagé·es dans le projet de recherche depuis son lancement : se sentir entendu·e, reconnu·e dans son expertise, transmettre clairement ce qui est important pour soi aux professionnel·les de santé et du social, jouer un rôle actif dans sa trajectoire de santé et dans le partenariat avec les professionnel·les.
Une illustration d’un panorama en fin d’exercice. Le principe est de composer un panorama en constellation autour des cartes « portes d’entrée » pertinentes en associant des cartes mots et des cartes images pour décrire la situation. Les cartes « portes d’entrée » (ici Mes besoins) permettent d’initier l’échange. Les huit catégories de cartes mots servent à approfondir la discussion. Les cartes images permettent d’explorer autrement. Deux fiches récapitulatives comportant l’ensemble des mots et images contenus dans le jeu permettent de se préparer à l’échange et d’en garder une trace.
Une création foncièrement citoyenne…
Juliette : Infirmière et jeune maman, j’utilise ma voix citoyenne pour faire évoluer les pensées et les actions vers un monde plus résilient, qui prenne réellement soin du vivant. Dans la médecine occidentale, l’approche globale de la personne apparaît souvent en second plan, derrière les symptômes et diagnostics. Cette recherche participative ouvre les portes entre soignant·es et citoyen·nes, permet d’entendre les voix de chacun·e pour des soins plus humains.
Line : Panorama s’ancre justement dans la nécessité de promouvoir une définition de la santé qui ne renvoie pas seulement à l’absence de maladie, mais qui prend en compte l’importance des diverses composantes de nos vies et qui place les échanges au coeur de la rencontre. Surtout, cet outil agit au niveau des pratiques ordinaires des individus, il s’insère dans des environnements de vie diversifiés, porteurs de contraintes spécifiques avec l’intention de « faire avec » pour « aller mieux ». Concrètement, Panorama vient faire bouger les lignes des consultations conventionnelles en donnant au temps imparti une qualité différente, tant pour les usager·ères que pour les professionnel·les de santé et du social.
Cosette : J’ai consacré ma vie professionnelle à l’accompagnement spirituel et religieux des personnes malades. Participer au Laboratoire citoyen en santé intégrative était donc la suite de cet engagement. Cela m’intéressait d’évaluer les possibilités de travail interdisciplinaire entre les médecines dites complémentaires et la médecine allopathique. Très vite, il est apparu que cette collaboration était difficile et qu’il appartenait souvent, et pour toutes sortes de raisons, aux patient·es de coordonner leurs soins. Au cours de ma trajectoire professionnelle, j’avais observé cette difficulté pour des patient·es et des soignant·es à s’ajuster, à se comprendre, et participer à la création de Panorama était donc une manière de contribuer à améliorer ce dialogue pour une prise en compte de la santé globale. C’est ainsi que Panorama a peu à peu vu le jour afin d’aider, d’abord les citoyen·nes à se préparer à rencontrer leurs professionnel·les de santé, et ensuite les professionnel ·les à accueillir ou solliciter la complexité d’une situation de santé intégrative.
Aline : Cet enjeu de la rencontre est au coeur de l’éducation thérapeutique du patient. Rencontre entre professionnel·es et patient·es bien sûr, mais aussi rencontre interdisciplinaire. L’éducation thérapeutique du·de la patient·e née du génie du Professeur Jean-Philippe Assal qui pensait la médecine hors de ses frontières, et du dialogue qu’il a initié entre médecine, sciences humaines et sociales et arts. Le terme même d’éducation thérapeutique témoigne de ce dialogue fécond : apprendre permettrait donc d’améliorer sa santé ? Dans la discipline que j’ai étudiée, les sciences de l’éducation — plus précisément le courant des histoires de vie en formation — la construction des connaissances est forcément participative. La médecine n’est pas un territoire facile à aborder avec ce paradigme de recherche. Or, c’est ce que l’expérience collective de Panorama a permis : chercher ensemble. Panorama renoue ainsi avec les origines de l’éducation thérapeutique du·de la patient·e, à la fois dans le processus de création de l’outil et dans la dynamique nécessairement participative qu’il requiert entre usager·ères. La rencontre entre un·e professionnel·le de santé et un·e patient·e devient un espace de recherche, de sens et de compréhension.
Alain : Parfois, les professionnel·les à qui nous présentons l’outil nous disent qu’il·elles disposent déjà de jeux de cartes analogues, validés dans le cadre de procédures scientifiques, comme le jeu de cartes utilisé par le Service de psychiatrie communautaire du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois nommé Échelle lausannoise d’auto-évaluation des difficultés et des besoins (ELADEB). Nous devons leur préciser qu’il s’agit du seul dispositif conçu par et pour des citoyen·nes.
Line : En effet, c’est une création issue d’un dispositif méthodologique spécifique, le Laboratoire citoyen. Mis sur pied à la suite de la première phase du projet qui consistait en une enquête auprès d’un échantillon de près de 900 Romand·es sur la notion de santé intégrative2, Le Laboratoire citoyen réunit une trentaine de personnes ayant participé à l’enquête populationnelle, mais également issues d’autres horizons comme le Collège citoyen de co-chercheur·euses en matière de santé3 ou la Fédération romande des consommateurs. Il s’est réuni la première fois en novembre 2022 pour réfléchir à la conception d’une solution concrète pour faciliter l’orientation dans le système de santé ; on parlait alors de concevoir une « Boussole thérapeutique intégrative ».
Juliette : Ainsi, depuis la création de ce Laboratoire citoyen, notre groupe m’apparaît comme l’aiguille de la boussole. Il donne aux chercheur·euses une direction, des contraintes et des impératifs. Puis il prend le rôle de jury et valide les avancées tout en maintenant ou modifiant le cap. Le rôle de co-enquêtrice est un honneur et une responsabilité, car il me semble devoir représenter les voix de chacun·e des citoyen·nes du groupe lors des prises de décisions ou des événements auxquels nous participons. Line : J’aime beaucoup cette idée du groupe citoyen comme « aiguille de la boussole » du projet. Progressivement, la focale s’est resserrée autour du point de départ de toute orientation, à savoir « Où est-ce que je me situe aujourd’hui ? Comment mettre des mots sur ma situation de vie actuelle et comment la transmettre à mon médecin pour m’assurer d’être entendu·e et reconnu·e dans mon expertise et ainsi ajuster au mieux la suite de ma trajectoire en santé ? ». C’est ainsi que nous avons transité de la Boussole à Panorama, avec en tête l’objectif de faire entendre les voix de citoyen·nes de façon très concrète dans des espaces ordinaires où finalement tout se joue comme celui de la consultation conventionnelle patient·e-médecin.
… qui élargit la perspective du soin…
Aline : Le concept d’orientation à l’origine de Panorama rejoint un concept clé de l’éducation thérapeutique du·de la patient·e. M’orienter, c’est faire le point sur ma situation actuelle ; c’est construire une compréhension de ma situation de santé ; c’est devenir auteur·ice de cette compréhension et me réapproprier mon pouvoir de penser et d’agir. C’est devenir sujet de ma santé. Aujourd’hui, il est encore d’usage de remettre nos corps à « la science » et à ses représentants et d’attendre d’eux les diagnostics et les traitements les plus sûrs. Or, la maladie chronique plonge patient·es et professionnel·les de santé dans le complexe et l’incertain. Lorsque la personne malade s’engage activement dans la compréhension de sa situation et de ses ressources grâce à des approches narratives, elle a déjà fait un pas important vers la réappropriation de sa santé. Panorama s’inscrit dans ces approches.
« Lorsque la personne malade s’engage activement dans la compréhension de sa situation et de ses ressources grâce à des approches narratives, elle a déjà fait un pas important vers la réappropriation de sa santé. »
Line : C’est bien cette intention qui est au coeur de la création de Panorama depuis les premières réflexions menées avec le groupe de participant·es en 2022 : comment créer les conditions pour une orientation adéquate des usager·ères dans le système de santé ? L’enquête auprès de la population romande menée au départ du projet a mis en évidence la centralité de la qualité de la relation entre usager·ères et professionnel·les de la santé dans les choix d’approches thérapeutiques, cette qualité relationnelle constituant un critère décisionnel plus important que le développement technologique ou les preuves objectives de l’efficacité d’une approche ou d’un traitement. Nous sommes parti·es de ce constat pour imaginer comment agir sur le milieu, mais aussi et surtout depuis le milieu, c’est-à-dire ce territoire qui n’appartient pas à un individu ou à un domaine d’expertise particulier, qui se constitue dans la mise en présence ; la préface de Jacopo Rasmi à l’ouvrage Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche création (traduit de l’anglais Thought in the Act d’Erin Manning et Biran Massumi, Paris : Les presses du réel) est très inspirante sur ce concept.
… et qui exige le recours à des outils créatifs
Line et Alain : Une façon d’encapaciter les personnes passe par leur implication tout au long du processus de recherche, y compris ses toutes premières étapes, et par l’usage d’outils créatifs dont les visées sont multiples : résistance face aux manières classiques (et donc potentiellement discriminantes et extractivistes) de mener des recherches, exploration de nouveaux territoires de pensée et mobilisation du corps sensible et des affects. Dans le cadre du projet, c’est par les voies du co-design, de l’écriture collaborative4, du travail sur les illustrations de Panorama, de la création de vidéos d’animations ou encore des outils d’animation (jeux de rôles, Boussole humaine, utilisation du Dixit5) que cette dimension créative s’exprime.
Cécile : M’investir dans la création de Panorama a été l’opportunité de co-concevoir un outil avec des citoyen·nes, en partant de leur expertise d’usager·ère et pas seulement celle de professionnel·les. En tant que designeuse, ça me paraît primordial d’imaginer des solutions en s’appuyant sur l’expérience des personnes réellement concernées. J’ai trouvé également très motivant le fait de faire équipe avec des chercheur·euses et en hybridant plusieurs approches méthodologiques : celle de la recherche, de l’anthropologie et du design. Dans l’approche du design, on cherche à faire des allers-retours rapides entre des enjeux observés et la production d’une solution tangible en réponse à ces enjeux. La forme produite est le résultat d’un processus de synthèse entre différentes dimensions : fonctionnelle, technique, symbolique, contextuelle. La coopération avec l’équipe de recherche a vraiment enrichi la dimension contextuelle (notamment par l’exigence des tests menés sur le terrain avec des professionnel·les) et symbolique (en associant à l’exercice de conception une diversité de regards et de sensibilités via le groupe de citoyen·nes).
Aline : Ces allers-retours rapides dans la création de Panorama ont été fascinants à vivre. Cela nous a vraiment permis d’expérimenter combien l’engagement des usager·ères dans la création de supports les concernant est déterminant dans leur usage. D’ailleurs, lors d’un récent atelier de sensibilisation à Panorama à l’intention de professionnel·les de santé et de patient·es partenaires, nous avons observé combien il était aisé pour les patient·es de se saisir de l’outil. Davantage encore que pour les professionnel·les. Il s’agit là d’un potentiel de renversement majeur : à l’avenir, le·la patient·e sera peut-être amen·ée à demander à son médecin de réaliser ensemble un Panorama, par exemple lorsqu’il·elle ne se sent pas entendu·e, ou qu’il·elle a de la difficulté à comprendre sa situation de santé et à s’engager activement dans sa santé. Une véritable révolution copernicienne dans les relations médecin-malade !
Comment Panorama vient faire bouger les places de chacun·e
Cécile : Dans cet exercice de conception collective, j’ai régulièrement alterné entre mes deux casquettes : celle de designeuse et celle de facilitatrice. Ces postures complémentaires me demandent d’être exigeante et explicite sur mes intentions. En tant que designeuse, je porte des convictions et suis amenée à les partager et les motiver. Tandis que quand je suis facilitatrice, je dois donner de l’espace au collectif pour qu’il puisse formuler ses propres convictions. Avec ma casquette de designeuse (en binôme avec Juliette Goiffon du projet Yugami), j’ai contribué à réfléchir à la forme de l’outil Panorama. Nous avons travaillé à la fois sur la mécanique de jeu, l’ergonomie, les scénarios d’usage ; mais aussi sur l’ensemble des éléments périphériques à l’outil, pour faciliter les tests et la prise en main par les utilisateur·ices. Le travail consiste ensuite à itérer, arbitrer, renoncer parfois, pour faire cheminer l’exercice de conception collective. Concrètement, avec ma casquette facilitatrice, j’ai codesigné et outillé des temps de travail collaboratifs avec les citoyen·nes et les partenaires de terrain. Les labos, qui prenaient la forme d’atelier de réflexion et de production collective, avaient lieu tous les six mois environ. Nous les préparions avec l’équipe du ColLaboratoire en imaginant un déroulé sur mesure pour chacun, alternant des temps de travail en groupe, de partage de ressources, des séquences de réflexivité individuelle ou en binôme. Je me suis attachée à créer un cadre de contribution favorisant la créativité et l’engagement.
Line : Dans ce projet, nous sommes parti·es d’une configuration somme toute assez « simple » : un groupe de citoyen·nes et un groupe de chercheur·euses. Progressivement, nous nous sommes entouré·es de co-designer·euses, d’une illustratrice, d’une graphiste, d’une réalisatrice ; nous avons tissé des liens avec des partenaires de terrain (médecins, soignant·tes, formateur·ices d’adultes, intervenant·es sociaux·ales, animateur·ices socio-éducatif·ves). Dans cette complexité grandissante, nous nous sommes retrouvé·es dans les mots de Pascal Nicola Le Strat : « Une démarche de rechercheaction relève d’un art de l’agencement et de la composition, et la chercheuse s’évertue à faire tenir en relatif équilibre de nombreux outils, moyens ou ressources. Elle bataille pour y parvenir, pour un résultat souvent fragile. La réussite tient à peu. » (Faire recherche en commun, 2024 : 144). Pour moi, l’embarquement de Cécile et son équipe, d’abord en tant que designeuse puis également comme facilitatrice, est un moment marquant du projet et un élément central de sa réussite. En tant que designeuse, elle nous a permis de transiter de l’élaboration conceptuelle d’un outil à sa matérialisation. En tant que facilitatrice, elle nous a permis d’occuper notre place en tant que chercheur·ses, et de nous concentrer sur le fond des propositions, c’est-à-dire être partie prenante dans le travail de co-élaboration avec les membres du Laboratoire citoyen.
Cosette : Le parcours Panorama m’a aussi permis d’adopter plusieurs postures et de voir cet outil se déployer de diverses manières. J’ai tout d’abord participé aux discussions à partir de mon expérience professionnelle et personnelle. Puis je suis devenue citoyenne-chercheuse et j’ai pu observer tant les réactions des patient·es que des professionnel·les à l’utilisation de Panorama, en groupe et en binôme. Enfin, j’ai endossé le rôle d’enquêtrice en proposant Panorama à mon entourage, particulièrement à des personnes malades consultant régulièrement leur médecin.
Line : Cosette amène plusieurs éléments importants ici : tout d’abord l’embarquement de quatre membres du groupe citoyen dans la phase de test de Panorama sur quatre lieux de soins en Romandie. Ces co-enquêteur·trices ont reçu une rapide formation à l’observation- participante et à la prise de note puis nous ont accompagné sur les différents terrains, leur carnet de notes à la main. Les observations de chacun·e ont ensuite été mises en commun dans une phase d’analyse à laquelle ils·elles ont également pris part. Ensuite, parmi les nombreux et divers inattendus de ce projet, il y a eu la constitution d’un groupe baptisé les « essaimeur·euses » (dont Cosette fait partie), c’est-à-dire des personnes issues du Laboratoire citoyen qui se sont portées volontaires pour poursuivre l’utilisation de Panorama dans leur environnement ordinaire (avec leur médecin, leurs proches, des professionnel·les de la santé et du social dans leur réseau local). Je lis dans ce mouvement une marque de confiance et une forme de reconnaissance dans notre travail collectif et dans ce qu’il a produit : pour embarquer Panorama sous le bras et le déployer face à son médecin ou à ses proches, il faut s’y retrouver, être en mesure de le défendre, bref, il faut être convaincu·e ! Un tel mouvement visibilise également les façons dont les personnes tissent leur réseau de santé à leur échelle et comment il·elles agissent dessus. Au cours des sessions durant lesquelles ces essaimeur·euses rapportent leurs expériences, je peux témoigner des formes de transformations qu’un outil modeste tel que Panorama peut produire dans des territoires de santé tangibles. C’est pour moi l’un des apprentissages forts tirés de ce projet de recherche.
« Nous assistons à une forme d’hybridation des savoirs/des identités qui rapproche les acteur·trices concerné·es et permet de sortir petit à petit des catégories dans lesquelles est souvent enfermé le soin. »
Aline : Cet engagement constant des citoyen·nes à chaque étape de la réalisation de Panorama est vraiment très inspirant pour moi dans mon rôle de formatrice d’adultes. L’ensemble des acteur·trices est engagé dans un processus d’apprentissage tout au long de la démarche. C’est profondément vivant. Et évidemment cela a encore renforcé mon désir de collaborer avec des patient·es et/ou des citoyen·nes dans le cadre d’actions de formation. Ce à quoi m’a sensibilisé Panorama — et en écho aussi avec ma propre expérience — c’est le fait que ces personnes avec lesquelles nous collaborons sont parfois patient·es, mais aussi professionnel·les de santé, ou chercheur·euses, ou tout autre chose encore, ou même plusieurs de ces choses à la fois. De plus en plus en effet, on rencontre des personnes qui sont porteur·ses de savoirs issus de multiples sources. Nous assistons à une forme d’hybridation des savoirs/des identités qui rapproche les acteur·trices concerné·es et permet de sortir petit à petit des catégories dans lesquelles est souvent enfermé le soin ; il y a encore des colloques où on doit choisir si on veut s’inscrire comme professionnel·le de santé ou comme patient·e par exemple ! Ce que l’expérience de Panorama m’a permis de toucher, c’est que les personnes ayant des identités hybrides — qui se caractérisent par l’intégration de plusieurs éléments culturels, religieux, ou autre — favorisent le décloisonnement et le rapprochement des perspectives. Elles n’appartiennent plus strictement à un groupe culturel ou social, mais embrassent de multiples influences. Évidemment, cette attention aux perspectives multidimensionnelles permet de créer des environnements plus inclusifs où les individus se sentent valorisés par leurs expériences et savoirs divers.
Des chercheur·euses et des professionnel·les en mouvement et en transformation. Une question de posture
Alain : Le type de recherche et d’actions que nous conduisons depuis quatre ans nous a amené à inventer de nouvelles méthodologies de recherche et d’enquête, qui impliquent un brouillage et une recomposition des identités de toutes les participant·es. Ce « compost » de rôles et de compétences représente une opportunité d’apprentissages rarement accessible dans le monde scientifique. Ce que j’observe dans ce genre de démarche c’est une véritable « hybridation » des postures des participant·es. Je dirais que chaque membre du collectif s’engage dans un processus « d’individuation » qui le transforme, pour parler comme le philosophe Gilbert Simondon. Ce n’est de loin pas le cas de toutes les recherches, qui visent essentiellement à documenter, décrire ou évaluer une situation. Je tiens à insister sur le fait que cette possibilité, ouverte par la confiance et l’agilité de l’initiative Leenaards dans le domaine de la santé intégrative, est aussi la condition pour obtenir de véritables « impacts » ; ces derniers sont rendus possibles non seulement par « l’excellence » d’une démarche scientifique, mais aussi par « la pertinence » de la démarche, évaluée sur la base du vécu et des besoins des bénéficiaires finaux de la démarche, c’est-à-dire ici les patient·es et les citoyen·nes engagé·es.
Line : Le déplacement de posture advient également chez les chercheur·euse. Avec mes collègues, nous avons été amené·es à repenser des automatismes de pensée, d’écrire, des manières de nous positionner tout au long du processus. Cette « danse » de l’accordage peut par moment s’avérer inconfortable. J’ai appris à percevoir la sensation d’inconfort comme la manifestation d’un moment de basculement où « quelque chose » de différent peut advenir, peut-être ce fameux « milieu » que je mentionnais plus haut ; c’est précisément dans l’interstice entre des territoires de savoirs que se joue le fameux « co » de la co-construction.
Juliette : J’adhère totalement avec la vision d’Alain et Line sur le brouillage et la recomposition des identités. Ainsi, dans mon cas le changement de posture s’est fait régulièrement entre mon rôle de professionnelle de la santé et celui de patiente. Le processus de création m’a permis de me mettre tour à tour dans ces deux rôles et d’imaginer comment ils pouvaient se retrouver autour de ce projet commun pour s’entendre puis se comprendre.
Cosette : Comme le mentionnent Line et Alain il y a brouillage des rôles et des identités dans la méthodologie qui a conduit à Panorama. Cela s’avère aussi vrai dans la relation thérapeutique, j’ai en effet pu observer comment cet outil-jeu permet de mettre en évidence et de dépasser les projections entre proferssionnel·es de santé qui voient les patient·es des personnes à soigner/aider et les citoyen·nes qui voient les professionnel·les comme détenant un savoir auquel ils·elles doivent se soumettre !
Aline : Effectivement, l’expérience avec Panorama montre ce que nous connaissons avec les outils pédagogiques en éducation du·de la patient·e : ils ont le potentiel de favoriser un déplacement de posture chez les deux protagonistes. Les fondamentaux de cette posture figurent dans les règles du jeu, ainsi que d’autres éléments clés qui font d’un support un réel outil pédagogique au service du partenariat de soin.
Le projet Panorama offre une prise de distance avec l’objectif de soins. Il offre un temps où la personne aidée peut diriger la discussion.
Vers un partenariat vivant
Juliette : Le projet Panorama offre une prise de distance avec l’objectif de soins. Il offre un temps où la personne aidée peut diriger la discussion vers les thèmes qu’elle ne sait souvent pas, ni comment, ni quand aborder avec les professionnel·les qui l’entourent. Cela permet non seulement de dessiner un panorama de son vécu, mais aussi une mise en lumière de ce qui compte vraiment pour elle dans le moment présent. Pour ouvrir le champ des possibles dans l’accompagnement et les soins.
Cosette : En tant que citoyenne et patiente, à l’occasion, le grand avantage que je vois à Panorama est de m’inciter à me préparer à la visite chez le·a professionnel·le de santé. Non seulement en faisant ma petite liste de questions, mais en réfléchissant à ma situation globale et en sélectionnant les points à partager grâce aux mots ou aux images même s’ils ne sont pas directement liés à mes soins actuels. Nous avons en effet observé que grâce à ces mots et ces images, les profesionnel·les disaient découvrir des aspects ignorés et utiles pour le projet de soins.
Aline : Pour moi, la principale plus-value de Panorama est son potentiel de réduire le décalage entre les deux acteur·trices de la relation thérapeutique et d’outiller le·la patient·e pour se faire entendre. Réduire ce décalage ne se résume pas à ajouter une phase sociale à l’anamnèse. Il requiert un vrai changement de posture qui implique pour le·la professionnel·le une bascule de son rapport au savoir et de son rapport au pouvoir. Avec Panorama, la personne malade a l’espace et le temps pour faire connaître ses préoccupations de santé à son·sa soignant·e qui peut l’aider à repérer ses savoirs, à identifier les compétences utiles à acquérir et à co-construire les stratégies thérapeutiques pertinentes. La savoir et le pouvoir sont alors partagés, au service de la santé des personnes.
Cosette : Dans la relation thérapeutique inscrite dans l’utilisation de Panorama, les rôles sont mouvants, la vulnérabilité nécessaire à une authentique rencontre de l’autre, les relations de pouvoir s’amoindrissent.
Line : De mon point de vue, Panorama se présente comme un outil au service d’un partenariat en santé en action. Par les « contraintes habilitantes » (en référence aux liberating stuctures) qu’il propose, il enclenche le partenariat. Il ouvre un espace dans lequel les professionnel·les de santé et les usager·ères peuvent se rencontrer et dans lequel les deux parties doivent entrer en dialogue pour aller de l’avant, de manière très concrète, comme y invitent les principes du Modèle de Montréal. Bien entendu, et pour rejoindre les propos de Cosette, cela implique de part et d’autre une disposition à se mettre en vulnérabilité, à entrer dans le monde de l’autre.
Aline : Ce thème de la vulnérabilité est très important et ne doit pas être minimisé. C’est d’ailleurs peut-être à cet endroit-là que nous rencontrerons des résistances avec Panorama. En effet, les professionnel·les de santé sont formés pour savoir, répondre, orienter, décider. Panorama invite à une posture de recherche, de suspension, de présence et d’attention à l’autre et à son propre chemin. C’est une posture risquée pour les professionnel·les, et responsabilisante pour les usager·ères. Les deux partenaires sont invités à se mettre en mouvement.
Alain : En matière de recherche participative ambitieuse sur le plan du partage des compétences, des savoirs et des décisions, on oublie en effet beaucoup trop souvent que l’empowerment recherché pour les citoyen·nes et co-chercheur·es implique une forme de disempowement du côté des expert·es. Cette condition d’impact nécessite pour les représentant·es du monde académique un mélange de courage et de créativité que les institutions doivent encourager et valoriser.
Cécile : Concernant l’outil en tant que tel et les objectifs qu’il poursuit, je retiens sa valeur d’objet de médiation. En faisant office de « tiers-objet » (un objet qui invite à renouveler la nature des interactions entre les protagonistes) entre professionnel·les et le patient·es, il donne de l’importance à la relation entre les personnes dans un contexte de soins. D’un point de vue méthodologique plus large, le temps long de la co-recherche a vraiment permis d’être dans une logique de conception par itérations, tout en construisant parallèlement une communauté d’usager·ères-ambassadeur·rices.
Tisser, relier, décloisonner
Alain : Pour moi ce travail incarne parfaitement une composition harmonieuse, vertueuse entre quatre ingrédients qui demeurent souvent largement implicites dans le travail que je réalise en tant que chercheur : des concepts, des percepts, des affects et des artefacts. Nous rencontrons ici en effet des éléments théoriques provenant de différents champs de connaissances et de pratiques, des observations sur les terrains de soins que nous avons réalisées avec des dispositifs et instruments adéquats, un répertoire d’émotions et de vécus qui ici sont rendus explicites et un objet concret — l’outil Panorama — qui matérialise l’ensemble de cette stratification issue de quatre ans de travail collaboratif.
Line : Cette expérience forte autour de Panorama visibilise l’importance du processus autant que de son aboutissement. Panorama prend toute sa signification dans les liens qui se sont tissés entre des « mondes » divers qui ont su se retrouver autour d’un commun au service de l’intérêt collectif. Dans cette perspective, Panorama n’est pas seulement un produit fini, un résultat de recherche, mais un processus vivant et, nous le souhaitons, durable.
Juliette : Pour rebondir sur les propos d’Alain et Line, ce qui me marque c’est le consensus entre la théorie et le fruit de nos réflexions de citoyen·nes. Ainsi, l’outil conçu rejoint les besoins des patient·es et les théories des soignant·es et en cela il est nécessaire de lui donner de la place au sein des pratiques soignantes. Car comme le disait Jean-Philippe Assal, cité précédemment par Aline, « Il y a un océan de non-dits entre patient·es et soignant·es qui enferme chacun·e dans la solitude »6 et il est primordial de trouver un moyen de se retrouver pour ramer ensemble dans la même direction.
Aline : C’est sans aucun doute le fait que toute cette démarche de co-création de Panorama s’inscrive dans un projet de recherche qui a été le plus précieux pour moi. Je suis intimement persuadée que la médecine a beaucoup à gagner de la collaboration avec les sciences sociales et humaines.
Cécile : De mon côté, j’ai été marquée par la fluidité presque naturelle avec laquelle on a accueilli, au fil du développement du projet, les contributions d’une diversité grandissante de parties prenantes et de sensibilités individuelles. Je suis sûre que je serai amenée à mobiliser l’exemple de Panorama et de cette démarche pour raconter ce qu’est le co-design et ce qu’il permet.
Cosette : Quant à moi, je suis reconnaissante d’avoir pu participer à cette manière intégrée de faire de la recherche. Et j’observe la congruence de ce processus : une recherche intégrative permet aussi de faire bouger les fronts sur le terrain !
100 exemplaires de Panorama seront distribués à l’automne 2025 aux partenaires intéressés par son usage.
Contact en cas d’intérêt : line.rochat@unil.ch
Retrouvez le projet Panorama sur son site dédié pour plus de détails : www.panorama-sante.ch ou sur le site Internet de l’Initiative Santé intégrative & société : www.santeintegrative.ch/Vecteurs/ Enquete-populationnelle
------
Notes
1 facenord.cc/ (le site doit sortir à l’automne) ; yugami.cc/.
2 Les résultats complets de cette enquête sont disponibles sur le site de l’Initiative Santé intégrative et société : www.santeintegrative.ch/Actualites/ Enquete-menee-aupres-des-Romands-sur-lasante- integrative-les-resultats-sont-la
3 Soutenu par des fonds de l’Office du médecin cantonal vaudois et associé au ColLaboratoire de l’Unil, cette entité créée dans le cadre de l’Initiative Santé Personnalisée de Leenaards rassemble des citoyen·nes intéressé·es à s’engager dans des projets de recherche participatifs en santé.
4 Le présent exercice en est une manifestation également. Nous nous étions déjà prêté·es au jeu dans le N° 2 de la présente revue avec des membres du Laboratoire citoyen (« La santé, c’est… », Revue Santé intégrative, Vol 2., 2023, pp. 101-121).
5 Issu du champ de la psychologie, Dixit est un jeu de société créatif et poétique basé sur l’imagination et l’interprétation d’images. Nous l’avons mobilisé dans le cadre de la rencontre du Laboratoire citoyen en juin 2023 comme outil de projection métaphorique sur ce que voulait dire « être auteur·e de sa santé » pour les participant·es.
6 Logean, S. (2024, 2 juillet). Jean-Philippe Assal : « Il y a un océan de non-dits entre patients et soignants qui enferme chacun dans la solitude ». Le Temps. www.letemps.ch/sciences/sante/ jean-philippe-assal-il-y-a-un-ocean-de-nondits- entre-patients-et-soignants-qui-enfermechacun- dans-la-solitude Notes 25090005 25-09-08 L : 142 - Folio : q65 - H : 230 - Couleur : Pantone 321 U