Bricoler

Une question de permission intérieure

Dehors, un rayon de soleil enchante les arbres. Ils fument puis s’ébrouent de mille gouttes de lumière. Cette année, c’est une sittelle qui a choisi mon nichoir pour y déposer ses oeufs et je sens mon coeur se gonfler de joie à cette idée.

Je reviens à l’écran où m’est posée cette question. Qu’est-ce qu’être en bonne santé ? Comment est-ce que je vis ma santé dans ses jours de brume ou dans ses périodes éclatantes ? La réponse qui s’esquisse est qu’il m’a d’abord fallu parvenir à accepter – même à honorer – d’être en bonne santé sans que tout le monde le soit.

Depuis toute petite fille, ma conscience et mon coeur sont grands ouverts. C’est ainsi. Enfant, je m’émerveillais facilement, sans effort, de la beauté d’une goutte de pluie, de la chanson silencieuse d’un escargot, de la danse de la poussière, de la profondeur d’un sourire, de l’odeur du soir ou d’un regard qui s’illuminait. Je savais et savourais ma chance d’être née dans ce pays et dans cette famille, d’être libre, en sécurité et en bonne santé. J’avais conscience qu’il s’agissait non seulement d’un cadeau, mais également d’un privilège. Très vite, cette conscience s’est assortie d’une immense culpabilité à l’idée que toutes et tous, sur terre, ne jouissaient pas des mêmes droits, de la même beauté et de la même joie. Je me sentais bien quand d’autres souffraient, je mangeais quand d’autres avaient faim, je riais quand d’autres pleuraient, j’étais aimée quand d’autres étaient violentés. Je ne les oubliais jamais. Ce n’était pas juste ! Je n’avais rien fait pour mériter tout ce que je recevais avec une telle abondance qu’il m’était parfois impossible de le nommer.

Mon adolescence s’est vue écrasée par cette culpabilité. J’étais désalignée et cela s’exprimait par de fortes angoisses qui étendaient leurs ombres sur mes jours. Pour celle que j’étais alors, il y avait une indécence totale à être heureuse ou à « jouir de mes privilèges », comme on dit, tant que sur terre un humain ou un animal souffrait. J’en voulais à ceux (que probablement j’enviais) qui étaient capables d’accorder quelques minutes de bonnes pensées aux moins bien lotis qu’eux, puis d’apprécier tranquillement leur repas, songeant certainement qu’ils l’avaient bien mérité. « Les gens heureux se racontent de belles histoires. » Moi, je ne parvenais pas à y croire.

Plusieurs années durant, j’ai cherché et, surtout, j’ai perdu l’équilibre. Encombrée par toute cette chance, étouffée par cette injustice, je suffoquais. Pour tenter de retrouver de l’air, je m’élançais, m’efforçant de mériter ce que j’avais reçu. On me tendait des mains pour m’aider à devenir « la meilleure version de moi-même ». J’espérais transcender cette humaine imparfaite que j’étais pour enfin me juger méritante. Par un jeu de correspondances mystiques (qui servaient probablement davantage les porte-monnaie d’un système qui a fait de l’aspiration au bien-être et à la guérison une industrie qui, comme toute industrie tendant au profit, ne doit surtout jamais répondre pleinement à un besoin sans en faire naître un autre), j’étais persuadée qu’en me dépassant, en faisant des efforts, en souffrant, je pouvais racheter mon droit à cette place sur terre. Tous ces nobles élans ne tournaient qu’autour de mon nombril.

« Les gens heureux se racontent de belles histoires. Moi, je ne parvenais pas à y croire. »

Par moments, je sombrais dans l’autre tentation qui m’attendait, elle aussi, les bras grands ouverts : le divertissement. Enfin, sortir de la voie de la conscience. Cesser de penser et de ressentir pour devenir une de ces « inconcernées » qui peuvent savourer le confort de l’ignorance. Là aussi, on n’avait de cesse de me proposer une nouvelle série à regarder, une nouvelle destination vers laquelle m’envoler, de quoi me faire tourner la tête et surtout de quoi la détourner de ses sombres pensées. Si les clameurs du monde se faisaient trop fortes, il suffisait de monter le son. De cette voie du désengagement, je ressortais toujours aussi éparpillée qu’écoeurée.

Parce que j’aimais les mots et les histoires qui me semblaient autant de prismes et de miroirs pour mieux comprendre un monde qui m’intriguait, j’ai fait des études en littérature et en philosophie. Si celles-ci m’ont passionnée, elles ne m’ont guérie ni de mes doutes et de mes questions ni de mon angoisse. C’est alors que j’ai entendu cette phrase d’Erickson, le père de l’hypnose moderne, qui disait : « Il n’y a pas besoin de comprendre pour guérir. » Pour moi, et mon esprit analytique, qui pensais que la guérison se gagnait par l’effort de la compréhension maniaque, il était insupportable de lire ça. Cela m’irritait tant qu’il me fallait aller voir. L’hypnose a été pour moi la révélation d’un nouveau mode d’emploi qui m’a invitée à voir l’humain différemment et à comprendre, au sens organique du terme, que « la vie n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre ».

En chemin, j’ai pu ressentir que le plus grand pas d’humilité était d’accepter que la grâce d’être née libre, nourrie, protégée, aimée, éduquée, en bonne santé et en sécurité était et serait toujours imméritée. Je n’avais rien fait pour recevoir tout cela et je ne pourrais jamais rien faire pour le mériter. Il y avait là un deuil, mais aussi une réelle ouverture. Il m’a alors été possible de passer de la culpabilité à la responsabilité. J’ai enfin pris conscience que les gens qui souffraient ne s’en portaient pas mieux si je souffrais moi aussi. J’ai enfin vu que la culpabilité était une ligne de fuite inutile qui me rivait au défaitisme, à la victimisation et à l’immobilisme. J’ai découvert qu’en revanche, ces privilèges et cette conscience du précieux de la vie me donnaient la responsabilité de prendre soin de ma lumière et de ce que je pouvais apporter au monde.

Je suis donc devenue, aussi naturellement qu’on respire, thérapeute en hypnose. Et j’ai l’immense honneur d’accompagner celles et ceux qui le souhaitent, au quotidien, à exploiter leurs ressources, explorer leurs mondes intérieurs et découvrir l’infinie richesse de la force et de la vulnérabilité d’être un humain. Ce travail me permet chaque jour davantage d’expérimenter la puissance des mots qui nous offrent de dire, circonscrire, exprimer et aussi d’ouvrir et d’explorer des mondes. Parce que cette puissance me passionne, j’écris également des histoires. Ce rêve qui était le mien depuis l’enfance de devenir romancière me permet de m’approcher de ce que je ne comprends pas, de réfléchir, de rendre hommage à ce qui a besoin d’être écrit, de laisser rayonner mon infinie curiosité et d’explorer la psyché humaine dans sa complexité.

Mes deux premiers romans, Confidences assassines et L’Éventreuse, réfléchissent à la condition de vie des femmes dans le Valais passé et à ses échos avec le présent. Le troisième, La dernière danse des lucioles, explore les dangers des faux-semblants et invite à l’authenticité. En 2024, j’ai publié trois nouveaux romans : Smoothie, un anti-manuel de développement personnel qui appelle à résister aux injonctions de l’industrie du bien-être et à s’autoriser à être ; Apocalypse Snow, un conte horrifique et écologique qui nous conseille de retrouver notre humilité face à la nature ; Mémoires assassines, un roman noir qui traite des souffrances intergénérationnelles découlant des placements forcés.

Mes textes, comme mon travail de thérapeute, sont empreints de la même certitude et du même espoir incarné : notre humanité a un potentiel immense de guérison, de joie, de santé et de justesse dans ce monde lorsqu’elle accepte de se regarder en face, d’ouvrir sa conscience et d’oeuvrer à son évolution.

Au fil de ce texte, ma réponse s’affine : je prends soin de mon potentiel de vivre en bonne santé en gardant l’équilibre. Sur ce fil entre culpabilité et déresponsabilisation, c’est mon coeur, le balancier. S’il se ferme, je me coupe, je me déconcentre, je m’éloigne, je fuis et je me désengage. S’il ne s’ouvre que vers l’extérieur, je me fige face à l’injustice et je m’en veux. Le divertissement comme la culpabilité sont mortifères et ne parlent que de moi.

« Notre humanité a un potentiel immense de guérison, de joie, de santé et de justesse dans ce monde lorsqu’elle accepte de se regarder en face, d’ouvrir sa conscience et d’oeuvrer à son évolution. »

Si je suis née avec une conscience grande ouverte, une lucidité parfois éblouissante et parfois cruelle, si mon coeur était grand ouvert vers l’extérieur, mon chemin m’a amenée à l’ouvrir vers moi aussi. Quand mon coeur est ainsi ouvert pour de vrai, j’ai l’humilité d’accepter qu’il n’y a rien à me faire pardonner et que je peux prendre la responsabilité d’être digne de ce que j’ai reçu et que je reçois. Il ne s’agit plus de prouver, de nettoyer, de rattraper ou d’excuser, mais d’honorer. Je prends alors une responsabilité ancrée dans l’amour, au service de la vie et tournée vers l’autre et moi, ensemble.

À chaque instant, c’est le cœur qui permet de retrouver l’équilibre sur ce fil. Lorsque l’inspiration juste est récupérée et devient injonction, lorsque la responsabilité – de ma santé, de ma guérison, de mon parcours – a soudain mauvaise haleine et crache des reproches, c’est que la culpabilité s’est invitée. Lorsque je succombe à l’idée que tout est vain, c’est le désengagement qui m’a séduite. Toujours, la responsabilité, enracinée dans la conscience aimante de mes possibles, me ramène au centre, sur la voie de la justesse.

Je deviens alors consciente de ma présence sur terre. Rien, pour moi, n’est plus beau et vitalisant que d’être responsable de la qualité de présence que j’offre à l’autre, à l’ami, à l’inconnu, à l’animal et… à moi-même.